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Sur la table d’orientation, une phrase pourtant banale me met les larmes aux yeux : "L’étang était jadis d’une richesse exceptionnelle en poissons et coquillages." Tous les jours, je pense au bateau de Mario. Le bateau de la liberté, qu’il l’appelait. Qu’est-il devenu ? Sur quelle rive de l’étang s’est-il échoué ?

La première chose que je peux vous dire…

Nina Almberg

Revue #113

Janvier 2023

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que sur mon bateau il n’y a pas de marin, mais des particules fines, des résidus de pétrole et des coquillages verts.

Le bateau de la liberté

Les embarcations frêles rentrent au port dans le vent. À la barre de leurs esquifs chavirants, les pêcheurs sont préoccupés. Qui sait s’ils pourront continuer à travailler comme ils l’ont toujours fait longtemps encore ? Des rumeurs frottent leurs coques : déclaration d’insalubrité du golfe de Fos. Ce n’est qu’un bruit qui souffle, mais serait-il possible que les poissons finissent gavés de pétrole tant l’homme en emplit la mer ? Que la substance flasque et molle s’insinue partout, jusqu’au fond des viscères des humains, à force de manger ces poissons visqueux de noir ? Jusqu’au fond de leurs poumons aussi, à force de respirer la fumée du pétrole brûlé ?

Depuis des années, quelque chose se trame par ici. Ça a commencé du côté de l’étang de Berre où les raffineries sont installées depuis les années 1930, à La Mède, à Lavéra et à Berre-l’Étang. Mais à Fos, à quelques kilomètres de là, la vie continuait son cours prétendument immuable. Peut-être (pensait-on sans l’énoncer) que cette bourgade coincée entre Méditerranée, Camargue et Crau allait échapper à tous ces changements d’une époque qui a décrété que tout désormais doit bouger partout tout le temps vite et rebouger encore continuellement ? Mais non. Avant d’être énoncée, la pensée est devenue obsolète. Ça a certes pris du temps, mais le mouvement frénétique a fini par arriver aussi dans cette plaine en forme de cul-de-sac. Peut-être parce qu’elle était tellement loin de tout, des routes surtout, qu’aucun visiteur ne viendrait jamais voir l’immensité de noir et de feu qu’on lui destinait ?

Ça a d’abord été discret. Des hommes ont garé leurs camionnettes sur la route de Fos à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Ils ont marché, sorti des outils de mesure, agité les bras, parlé entre eux. Ils sont revenus plusieurs fois et les gens autour ont commencé à se méfier. Les gars des camionnettes se sont mis à tracer des lignes nettes dans cette zone de marais où le sol bouge au gré des saisons, des fluctuations des bras d’eau et des bancs de sables roses. Lignes nettes sur sol mouvant, ça n’augurait rien de bon. Et en effet, un premier signal a été lancé, limpide : les manadiers de la plage du Cavaou ont été sommés de quitter le terrain où paissaient des générations de taureaux. Il fallait construire la quintessence du monde nouveau quelque part, et c’est cet endroit précis, suspendu hors du temps, sable aride contre mer scintillante, qui a été choisi. Tant pis.

Il fallait aussi des gens, beaucoup de gens pour la construire, cette quintessence du monde nouveau, alors on les a fait venir de partout – des anciennes colonies et d’anciennes zones déjà touchées par la désindustrialisation, comme la Lorraine – car embaucher les gens qui simplement habitaient là, c’était peut-être trop leur demander, étant donné qu’on leur volait déjà leur monde tel qu’ils l’avaient connu. On les a laissés spectateurs de la tornade. Quant à toutes ces nouvelles personnes qui venaient travailler, c’était bien beau, mais il fallait les loger. Pour les ouvriers qui venaient avec leur famille, ce sera pendant des années la débrouille : la caravane posée sur un terrain loué à force de persuasion, car où vont dormir les enfants sinon ?

Au sommaire

  • Texte inédit "Le bateau de la liberté" 
  • Bio-bibliographie
  • Lettre "La résidence de ma maman"

Édito

Nina Almberg est autrice et réalisatrice de documentaires pour la radio. Son premier roman, La Dernière Amazone, paru chez Hors d’atteinte, maison d’édition marseillaise, avait tout de suite retenu notre attention. Nous étions donc ravi·e·s qu’elle sollicite La Marelle pour l’écriture d’un nouveau roman. Entre sa candidature et le moment de sa résidence, Nina Almberg a travaillé à l’écriture d’un deuxième roman – Suzanne, paru chez Hors d’atteinte début 2023 –, mais aussi au scénario d’une bande dessinée – Quatre vies de Mario Marret, à paraître chez Steinkis également en 2023.

Pendant sa résidence, effectuée en partie au tétrodon de Martigues, en partenariat avec Par ce passage infranchi, puis à la Villa des auteurs à Marseille, Nina Almberg, avec son goût pour l’enquête, s’est consacrée à la recherche de matériaux, sensoriels et informationnels, pour son prochain roman. Le bateau de la liberté est, comme la bande dessinée à paraître, inspiré de l’histoire de Mario Marret, mais il ne s’agira pas cette fois de retracer le récit de ses nombreuses vies. Mario Marret, militant, résistant, réalisateur, explorateur, avait décidé de construire, chez lui, à Rustrel, le "bateau de la liberté" : un bateau infirmerie censé partir en Guinée-Bissau, où les habitants luttaient alors pour l’indépendance de leur pays. Or, une fois la construction du bateau terminée, en 1972, l’indépendance est sur le point d’être gagnée, et Mario ne sait même pas si le bateau pourra flotter ; il l’offre, finalement, à quelques adolescents vivant près de l’étang de Berre.

Nous retrouverons dans ce roman, c’est certain, tout ce qui nous plaît dans l’écriture de Nina Almberg : son inventivité formelle, des atmosphères denses et précises, le passé et le présent imbriqués, et, le titre de sa revue nous l’indique, des particules fines, des résidus de pétrole, et des coquillages verts.

Roxana Hashemi,
pour La Marelle

La revue radiophonique


La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle