En résidence de traduction
Traduire les "Pornosonetos"
Julia Azaretto & Paul Lequesne
Le point de départ
Pedro Mairal est né en Argentine en 1970. Il est connu notamment pour son roman Une nuit avec Sabrina Love (Rivages, 2004), prix Clarín en 1998 et adapté à l’écran par Alejandro Agresti. Scénariste, chroniqueur pour divers journaux, Pedro Mairal a publié son dernier roman L’Uruguayenne en 2016 en Argentine et en Espagne où il a connu un immense succès (paru en français en 2018 chez Buchet-Chastel, traduit par Delphine Valentin). Il est par ailleurs poète, et a publié notamment les Pornosonetos qui font l’objet de ce travail de traduction en résidence.
Alors que je m’escrimais sur le roman, raconte Pedro Mairal dans Maniobras de evasíon, j’écrivais des sonnets pour me divertir. Je ne les montrais à personne. J’ai inventé ainsi un personnage à la voix bizarre, composite, un autre moi, certes, mais hypersexué […]. Est apparue une manière de dire dans laquelle je pouvais mettre tout ce que j’étais — mon classicisme et mon quotidien trivial — dans un poème à la forme exigeante. Pour la première fois, je me suis libéré. À l’intérieur de la case étroite du sonnet, je me suis senti une liberté totale…
Ce personnage fictif, baptisé Ramón Paz, est devenu au fil des ans l’auteur de plus de 400 sonnets rigoureusement quevediens*, dont 139 ont été choisis par l’auteur pour l’anthologie publiée par les éditions Emecé. Ils composent une manière de journal intime, de l’enfance à la vieillesse, d’un homme constamment habité par le désir d’amour, de jouissance et d’écriture, et qui ne trouve à exprimer ce bouillonnement vital et essentiel que corseté de quatorze endécasyllabes. Autant de sonnets, autant de portraits de femme ou de récits d’exploration, les conquêtes de Ramón Paz, qu’elles soient féminines ou littéraires prenant figure de territoires ou de paysages à découvrir, sinon dénuder.
* Francisco de Quevedo (1580-1645) est réputé pour son œuvre baroque et pamphlétaire. Ses textes, d’un humour féroce, tournent en ridicule les travers de ses contemporains et sont parmi les plus brillants et les plus populaires de la littérature espagnole.
Présentation de l’œuvre par les traducteur·rice·s
Les Pornosonetos de Pedro Mairal sont loin d’usurper leur nom : il ont cette manière de supprimer toute distance entre l’acte et le dire, d’abattre toute frontière entre monde intime et univers au sens le plus large. Mais si certains usent d’images ou de vocabulaire très crus, beaucoup relèvent plutôt d’un érotisme discret, quand d’autres oscillent entre pure blague de comptoir, manifeste poétique, tableau contemplatif et pudique déclaration d’amour.
À l’intérieur du cadre contraignant du sonnet, Pedro Mairal reste cependant toujours lui-même, procédant volontiers par allusions et associations d’idées, bousculant la syntaxe, jouant avec les mots, dans une langue à la fois lâche et vigoureuse, riche en argentinismes et malicieusement truffée de références littéraires. Parfois, l’auteur y ajoute d’autres jeux formels, mais sa langue reste toujours simple et naturelle, au point que le carcan de la forme parfois s’estompe au point de devenir invisible au lecteur — prouesse ultime du poète prestidigitateur qui s’impose à la fois la règle et le devoir de la faire disparaître.
Mais les Pornosonetos sont plus encore : ils sont comme une mise en abîme de l’œuvre de l’auteur, comme autant de miroirs convexes où se concentre sa matière, tel poème de Ramón Paz résumant à lui seul telle nouvelle de Pedro Mairal, ou lui servant d’amorce, de semence.
"La balle du verbe s’en va frappant/ en strophes en syllabes et en rimes », dit le sonnet 34, et le lecteur la voit aussitôt rebondir sur le terrain de foot servant d’introduction au Gran Surubí — cette anti-Odyssée en soixante sonnets, dont Ramón Paz, toujours lui, apparaît comme l’anti-Ulysse : « dans la rue gallo près de la sarmiento / il y avait des terrains de foot à cinq / pur jeu d’échecs en rond fait de bonds et rien / d’autre que des passes courtes des pieds gauches".
Allons plus loin : les Pornosonetos sont comme une mise en abîme de la poésie même, qui relie d’un trait de plume la Renaissance au XXIe siècle, la poésie savante à la poésie populaire (qui a besoin de rythme et de rime), le vertugadin au bikini, la forme rigoureuse à son effacement. Leur nombre même traduit l’entêtement, l’obstination, la permanence du désir — fondamentalement sexuel et essentiellement poétique. Avec eux, la poésie non seulement descend dans la rue (en prenant l’ascenseur), mais entre dans les bistrots, les hôtels borgnes, les cuisines, les chambres de location, explore la ville et sa banlieue, ses stades et ses terrains vagues. Elle est la vie même, dont chaque instant peut servir à dire le monde entier.
Julia Azaretto et Paul Lequesne
Lire aussi
- Un entretien avec Julia Azaretto à propos de la traduction dans En attendant Nadeau.
- Un article de Paul Lequesne sur Pedro Mairal dans En attendant Nadeau.
À écouter
La première chose que je peux vous dire…
Un entretien avec Julia Azaretto et Paul Lequesne autour de la revue de La Marelle. Une rencontre animée par Pascal Jourdana et Roxana Hashemi, enregistrée en studio à la Friche la Belle de Mai, diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.
Le projet de traduction
Il s’agit de traduire ces sonnets somme toute comme ils ont été écrits, sur le même mode paradoxal : en observant une forme stricte, en se soumettant à la dictature du mètre et de la rime, tout en s’attachant à suivre au plus près le texte argentin, sans en trahir l’esprit — ni l’extrême liberté.
Mais il s’agira aussi de proposer une forme éditoriale inédite, en proposant une version française numérique de ces sonnets (et uniquement numérique à ce jour), les traducteurs souhaitant rendre la multiplicité et l’aspect ludique du texte original — et de ses variantes possibles en français — au moyen d’une "mise en scène" textuelle, dynamique et mouvante, en ajoutant aux expérimentations originelles de l’auteur celles d’une forme inédite dans le domaine de la traduction.
Un sonnet en exemple
qui donc bordel a inventé les vacances
je ne travaille ni n’écris ni ne baise
je glande et m’empiffre à devenir obèse
d’un été sans chair, exsangue et sans romances
qui a voulu cette pause en bord de mer
et conclu que c’était chouette et relaxant ?
entouré du bon dieu le cul débordant
tantalesque tourment, supplice pervers
quel dante a ébauché cet enfer matois
où passent les belles sans rien sur les reins
qui semblent te dire avec air de dédain
oui je baise avec tout le monde sauf toi
je sens le soleil brûler ma sémantique
je me rafraîchis la queue dans l’atlantique
quién carajo inventó las vacaciones?
no trabajo no escribo no fornico
sólo muevo los huesos si mastico
un verano sin sangre sin canciones
quién inventó esta pausa frente al mar
quién dijo que esto es lindo o relajante?
rodeado del dios culo rebosante
tantálico imposible de tocar
qué dante pergeñó este infierno atroz
donde pasan desnudas las hermosas
y parecen decirte desdeñosas
yo cojo con cualquiera y no con vos?
el sol me va quemando lo semántico
yo refresco la verga en el atlántico
Partenaires et structures associées
Pour ce projet, La Marelle a bénéficié d’une bourse de création du Centre National du Livre (CNL), ainsi que d’une aide du Programme "Sur" de soutien aux traductions du Ministère des affaires étrangères et du culte de la République argentine.
La traductrice de cet ouvrage a bénéficié d’une bourse d’écriture de la Direction régionale des affaires culturelles Auvergne-Rhône Alpes / Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes.
Aboutissement du projet
Le livre sera édité dans la collection numérique de La Marelle.
Le lieu de résidence
À Marseille, La Marelle dispose de deux appartements indépendants, l’un sur le site de la Friche la Belle de Mai, l’autre à proximité du Palais Longchamp.
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