Skip to main content

Ramón, d’un bond, est monté sur le podium : Voici Fernande, la plus inspirée des effeuilleuses, comme disent si justement les Français ! a-t-il clamé d’une voix lente et profonde. Fernande, deux fois belle comme Salomé ! Et parce qu’elle est deux fois belle, elle nous offre la danse des quatorze voiles !
Ma rencontre avec Ramón

La première chose que je peux vous dire…

Fernande Bonace

Revue #102

Mai 2022

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est qu’il y a vingt-et-un ans je n’aurais pas pu vous la dire. J’aurais été incapable de la dire cette chose en français parce qu’il y a vingt-et-un ans, j’appartenais encore à l’espèce des monolingues. C’est-à-dire que cette première chose que j’ai aujourd’hui tant envie de vous dire, c’est en espagnol que je vous l’aurais dite. En espagnol, j’aurais pu vous dire, par exemple, que lo primero que puedo decirles es que hace veintiún años me habría encantado hablarles en francés y decirles todas las ganas que tenía de venir a Francia a decir primeras cosas que puedo decir parce que la première chose que je peux vous dire c’est que, pour moi, l’important c’est de dire…

"Ma rencontre avec Ramón", extraits

— Rendez-vous, ce soir, minuit, à la librería del A*, m’avait dit Pilar. Bien sûr qu’elle sera fermée à cette heure-là, mais pas pour tout le monde : c’est une soirée privée. Présente-toi à la porte de service, Ariel te fera entrer. Non, pas de tenue spéciale, tout est fourni par le client, on t’a prévu une loge. Le client ? Il s’appelle Ramón, tu ne le connais pas, mais lui, il t’adore, il t’a vu au club 69, et il ne jure plus que par toi.

Je me suis pointée à l’heure dite. Ariel m’a ouvert, toujours aussi mal rasé, vêtu d’un drôle de costume marronnasse. Il m’a montré un escalier. Je n’avais jamais mis les pieds dans cette librairie – je fréquente plutôt les bouquinistes, comme la librería Helena ou de Avila –, et j’ai été surprise d’accéder à une scène – comme une vraie scène de théâtre, avec rampe et rideaux rouges, qui donnait sur une salle plongée dans l’ombre.

— Viens, viens, je vais te montrer ta robe…, m’a dit un grand type surgi des coulisses. Et avant que j’aie pu distinguer son visage, il m’entraînait déjà vers une sorte de cabine dressée au fond, dont les parois n’étaient qu’empilements de livres.

À l’intérieur, une chaise, un guéridon et un mannequin d’osier habillé d’une robe prodigieuse. Cette robe était entièrement de papier : une dizaine de feuilles superposées, sur lesquelles semblaient s’aligner des mots, et qui, resserrées à la taille formaient jupon et bustier. Les feuilles frémissaient au moindre soufle d’air. Je me suis toute de suite vue dedans : fleur couverte de papillons.
— Elle vous plaît ? C’est moi qui l’ai écrite, m’a dit l’homme. Au fait, je m’appelle Ramón. Ramón Paz. C’est moi qui vous ai fait venir. Alors seulement, je l’ai regardé. Un nez comme un drapeau, des yeux d’or et de bronze, une bouche charnue, de longs cheveux noirs et bouclés qui lui tombaient sur les épaules, de grandes mains qu’il gardait ballantes, avec un air d’éternel ébahi.
— Beaucoup, ai-je répondu. Mais que dois-je faire ?
— Rien. Passer la robe, danser quand vous entendrez la musique. Je m’occupe du reste.

Une fois seule, je me suis mise à poil puis ai revêtu mon costume de scène. J’ai compté les feuilles : il y en avait quatorze. Un invisible fil élastique les maintenait en place. Il suffisait de le distendre pour enfiler le tout en un tour de main. Pour chaussures, j’ai trouvé, posée sur le guéridon, une paire de hautes bottes de toile dont les semelles compensées étaient faites d’un sandwich de carton ondulé. Pile à ma pointure, c’était miraculeux.
Quand je me suis avancée sur la scène, une poursuite s’est allumée qui m’a accompagnée jusqu’à une sorte de podium circulaire sur lequel j’ai grimpé. Un peu aveuglée par la lumière, j’ai regardé autour de moi : le public était installé autour, affalé sur des sièges constitués eux aussi d’amoncellements de livres.
La musique a retenti. Je l’ai reconnue tout de suite : Love Call d’Ornette Coleman. Ce n’est pas que je sois une spécialiste de jazz, mais le disque
figurait en bonne place dans la discothèque de ma mère, pour une simple raison : la femme sur la pochette, c’était elle.

J’ai hésité un instant. Love Call est magnifique, mais ce n’est pas la musique qu’on attend pour un strip-tease. Ramón cependant s’est approché, et puis du coin de l’œil j’ai aperçu Ariel, assis sur une pile d’encyclopédies, qui m’encourageait de la main avec un grand sourire. J’ai compris à ce moment pourquoi son costume m’avait semblé bizarre : il était de papier lui aussi, de simple kraft chiffonné, mais parfaitement coupé.

Et alors a débuté une des plus belles nuits de ma vie, et l’un de mes plus beaux spectacles. J’ai commencé à balancer les hanches, à tendre la poitrine, à dessiner dans l’air de grands pétales de coquelicot. Ramón, d’un bond, est monté sur le podium :
— Voici Fernande, la plus inspirée des effeuilleuses, comme disent si justement les Français ! a-t-il clamé d’une voix lente et profonde. Fernande, deux fois belle comme Salomé ! Et parce qu’elle est deux fois belle, elle nous offre la danse des quatorze voiles !

Au sommaire

  • Textes inédits : "Ma rencontre avec Ramón" ; Quatre sonnets pour La Marelle ; "Un mail" de Pedro Mairal ; Le tout premier essai de traduction
  • Bio-bibliographies

Édito

Julia Azaretto et Paul Lequesne étaient en résidence de création à La Marelle entre décembre 2020 et janvier 2021, pour réaliser le travail de traduction d’une œuvre insolite et, disons-le franchement, jouissive : les Pornosonetos de l’écrivain argentin Pedro Mairal. C’est Fernande Bonace, avatar-complice de Julia et Paul, qui nous présente ce travail, avec en prime le tout premier essai de traduction. Certes, elle prend ses aises et en profite pour raconter sa vie d’effeuilleuse et d’aventurière (récit pour le moins douteux), de même que sa rencontre avec un certain Ramón Paz… Mais qu’importe, le résultat est là : les Pornosonnets ont désormais pris vie en français !

Et prendre vie, c’est le cas de le dire. Car si cette revue, qui se compose banalement de papier et d’encre, est une belle évocation du travail accompli, la traduction finale, elle, est publiée sous un format numérique sans précédent, qui rend seul compte de la multiplicité et de l’aspect ludique de l’œuvre originale. Paul, Julia (et Fernande), avec l’aide de Samuel Jan, typographe, ont en effet inventé une audacieuse "mise en scène" textuelle, dynamique et mouvante, accessible uniquement en ligne, qui offre entre autre la possibilité de rendre tangible le passage d’une langue à l’autre, ou la quasi-simultanéité des sens et des images…

Cette revue est donc "juste" une mise en bouche. Ça n’est pas rien, surtout qu’on y lit en prime un court texte de Pedro Mairal qui insiste sur un paradoxe : c’est en se soumettant à une forme stricte, à la dictature du mètre et de la rime, qu’il a trouvé une extrême liberté. La traduction française, en s’attachant à suivre au plus près le texte argentin tout en bousculant ses formes, n’en trahit ni l’esprit ni l’extrême liberté.

Pascal Jourdana,
La Marelle

La revue radiophonique


La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle