Je suis assis dans un minuscule bureau. Derrière la gardienne en uniforme qui ressemble à ma mère est accrochée une carte de France. Les prisons, centrales, maisons d’arrêt, centres de détention, pour hommes, pour femmes, pour mineurs y figurent sous forme de petites maisons de couleurs différentes. Parfois elles se chevauchent. 187 en tout. Mieux ici qu’en face
La première chose que je peux vous dire…
Mika Biermann
Revue #44
La première chose que je peux vous dire…
La première chose que je peux vous dire c’est qu’il y a deux solutions pour faire passer un chameau dans le chas d’une aiguille : soit on agrandit le trou, soit on rapetisse le chameau.
Mieux ici qu’en face, extrait
Du fil barbelé a été déroulé sur toutes les crêtes. Serpentins argentés d’un lendemain de carnaval violent. Ce n’est pas du fil rouillé aux barbelés piquants, imitant le rameau du roncier, pour retenir les bœufs dans leur prairie verte, mais du fils concertina aux barbelés coupants, en acier galvanisé, fait pour nous les hommes. Dans un très beau film documentaire sur le sujet (La corde du diable de Sophie Bruneau, 2014), un fabricant appliqué explique les blessures infligées par les lames et conclut qu’il suffit de suivre la trace du sang de la personne qui aurait quand même réussi à franchir l’obstacle. On la trouve en général morte quelques centaines de mètres plus loin. "Très souvent sous un arbre", rajoute le brave homme, perplexe.
Je fume dans la cour centrale. Un gardien fonce sur moi et demande la raison de ma présence oisive. Je sors mon badge. "Mettez-le autour du cou. Je ne peux pas savoir que vous êtes visiteur !" Il a raison. Il n’y a aucun moyen de reconnaître un délinquant à sa tête. Ni un gardien. Ni le directeur. Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, pendant la sortie en bateau, Nicholson présente les fous filmés en gros plan, comme des psychiatres, et on y croit. Peut-on en déduire qu’on est tous semblables, différenciés par l’accès aux soins dentaires, la culture de la douche quotidienne, et les divers déguisements que la société nous offre et impose ? Bien sûr que oui.
Il pleut depuis trois jours. Il pleut toute la journée et aussi la nuit. Je me réveille à trois heures du matin. De la fenêtre du bâtiment des apprentis-gardiens je vois la prison entourée de trombes d’eau. Le bagne baigne. Les projecteurs figent les gouttes arrachées à l’obscurité. Le no man’s land entre mur et pinède n’est que boue et rigoles. Les rats ont quitté le bateau. Des nuages orange déversent leur déluge. L’asphalte du parking brille. Les arbres sanglotent. Le ciel gémit. Le vent rode et remue. Une tempête similaire avait inondé l’ancien établissement pénitentiaire le 15 juin 2010. On l’avait construit n’importe comment, pour 350 détenus, dans un terrain en creux. L’eau était arrivée à 1,50 m du sol. Il a été démoli en 2014. Devant ma fenêtre, les 800 détenus de la toute nouvelle maison d’arrêt sont en sécurité. Les furies peuvent se déchaîner, la pluie s’abattre, ils seront au sec. Je me demande s’ils apprécient.
Sous certains aspects, la vie en prison m’a fait l’impression d’un voyage dans la deuxième moitié du 18e siècle. Il y a ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. On ne voit que rarement le roi, sinon jamais. La cigarette ne nuit pas encore à la santé. Le monde n’est pas vaste, les impôts sont injustes, l’administration est lourde, la science prétend avoir des solutions, les maux de dents sont terribles, la justice n’est pas aveugle, la religion sent le souffre, la photo n’existe pas, pour communiquer il faut écrire, pour s’instruire il faut lire, la parole est d’or (ou de plomb), ceux du bas mangent plutôt mal, on ne choisit ni son rang ni sa caste. La révolution gronde, la peur est grande, on continue comme si de rien n’était. Dans les alcôves, casernes et étables, tous les phantasmes sont permis, tandis qu’on se salue dans la rue avec déférence. L’homme est encyclopédique, faute de mieux et sans faire exprès.
On peut mettre tout le monde en prison : l’immigrant syrien qui ne parle pas français ; le Nord-Africain dealer de shit, consommateur de sa propre marchandise ; l’alcoolique imprudent qui conduit sans permis pour ne pas perdre son gagne-pain ; l’adolescent instable ayant levé la main sur sa copine un soir de noël ; le vieillard vicelard qui fait des chèques sans provision et se prend pour De Gaulle ; le braqueur professionnel qui n’en veut à personne en particulier ; le gros qui a touché sa fille et le maigre qui a touché le fond ; le barbu anarchiste et le barbu intégriste ; le juste et l’injuste ; le bourreau et la victime ; le goinfre et l’ascète ; le binoclard et l’aveugle ; le méchant et le brave ; le frère et l’oncle ; le jeune et le vieux ; l’homme et la femme, et quelques mineurs. Tous y ont droit, et l’ignorance n’empêche pas la punition. La prison est à part, mais pas dans un autre monde.
Au sommaire
- Texte inédit "Mieux ici qu’en face"
- Bio-bibliographie
Édito
Dans le cadre de sa mission de développement de la lecture en milieu carcéral, l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur a proposé à La Marelle de l’accompagner dans un projet expérimental de résidence artistique. Cette première expérimentation s’est achevée en début d’année 2019. Le dispositif de cette résidence est singulier et inédit : les écrivains ne logent pas dans l’établissement proprement dit, mais dans une "chambre de garde" à proximité.
Le programme de la résidence est construit avec chaque auteur et chaque service d’insertion et de probation (SPIP) en fonction des envies, des possibilités et des attentes du public. Les écrivains Mika Biermann et Didier da Silva se sont prêtés au jeu, parfois inconfortable, de cette résidence atypique dans les établissements pénitentiaires de Draguignan et de Tarascon, et le Centre des peines aménagées de Luynes.
C’est le livre Mikki et le village miniature qui nous a conduits à proposer à Mika Biermann de "tester" ce dispositif de résidence d’auteur en prison. Bien sûr, pour ce qu’il y avait de transposable au milieu carcéral de ce personnage démiurge penché sur un monde clos. Mais aussi pour le regard décalé et décapant qui caractérisent Mika Biermann, son humour et son sens de la dérision. Des qualités bien utiles pour trouver sa place, trouver comment occuper le temps, trouver l’attitude juste. Nous remercions Mika Biermann pour sa générosité et sa souplesse !
La résidence de Mika Biermann à Draguignan a commencé par une tempête diluvienne, signe annonciateur des bouleversements qui l’auront traversé dans cette expérience.
La Marelle est très heureuse d’avoir accompagné cette expérience inédite de résidence d’auteur en prison. Ce dispositif de résidence permet la présence particulière de l’auteur dans l’espace de la prison, et l’immersion pour l’auteur dans un monde auquel peu ont accès. L’équilibre entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit apparaît bien comme la condition de la véritable rencontre.
Claire Castan, pour l’Agence régionale du Livre
Provence-Alpes-Côte d’Azur
& Fanny Pomarède, pour La Marelle
Informations
Mika Biermann était en résidence avec La Marelle et l’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur entre octobre et décembre 2019 dans l’établissement pénitentiaire de Draguignan (83) dans le cadre du dispositif "Un auteur en prison".
L’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur et La Marelle remercient les personnes détenues qui nous ont fait confiance, les services pénitentiaires d’insertion et de probation et les personnels des établissements pénitentiaires qui accompagnent et valorisent le projet auprès des personnes détenues, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille, les auteur·rice·s pour leur délicate implication, les institutions qui œuvrent pour l’écriture, le livre et la lecture, les actions éducatives et culturelles, et qui soutiennent le projet.
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Prix2,00 €
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Nombre de pages12
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Parution05/07/2019
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