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L’amour qui traverse le temps, ayant existé et n’existant plus, l’amour dans son manque et son inquiétude et surtout dans sa grammaire et sa géométrie (et son astronomie) est le sujet du roman.
Mathieu Lindon, Libération

Made in La Marelle

Aliona Gloukhova

Nos corps lumineux

Verticales, mars 2023

Description de l’éditeur

"Qui n’aimerait pas être une étoile filante ? Même si cela veut dire être consommé par la chaleur et tomber en débris à la fin. Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part." 

Après le message de rupture de son mari, la narratrice fait du déséquilibre un nouveau point de vue. Exploratrice en suspension, elle enregistre sur son téléphone ses états pour réaménager son passé, dessine les itinéraires hors sol des membres de sa famille pour comprendre le sien, cite ses amis dispersés, des philosophes perdus et s’imagine en objet interstellaire. 

Source : Verticales

 

Extrait

D’où vient ce petit accent ? me demande-t-on très souvent.

Pour répondre à cette question, je prends une feuille et je dessine deux points, un pour la ville de Minsk où je suis née et un autre pour celle où je suis à ce moment-là – Paris, Pau, Saint-Pierre-d’Albigny. Je relie ces deux points par une ligne et j’écris le nombre de kilomètres : 2 055, 2 670, 2 037. Cela fait dix ans que je suis partie.

Je pense à ma grand-mère qui a parcouru toute la Russie en train, elle avait 26 ans. J’ai toujours perçu cette façon familiale de le raconter comme une exagération. Jusqu’au jour où, quelques mois après sa mort, j’ai ouvert la carte de la Russie et j’ai appelé ma mère pour lui demander où étaient les points de départ et d’arrivée.

Peny, a dit ma mère, un petit village à la frontière de l’Ukraine, et Khabarousk, à la frontière de la Chine. Entre les deux – 8 173 kilomètres.

Aujourd’hui j’imagine ma grand-mère dans le train, des nuits noir et bleu, des jours aux ciels couverts, il pleut ou il neige, elle a parfois besoin de fermer les rideaux tant ce soleil qui vient de nulle part est aveuglant. Elle regarde les forêts courir, dans ce paysage mouvant elle essaie peut-être d’imaginer sa vie future dont elle n’a aucun indice. Ce devait être la première fois qu’elle faisait un si long voyage, elle était en fuite. Je ne sais pas si elle avait pris assez de vêtements chauds, combien elle avait d’argent sur elle. Quelles conversations entretenait-elle avec les autres passagers ? Devait-elle mentir pour ne pas avouer la raison principale de son voyage, donnait-elle son vrai prénom ?

D’où vient ton accent ? Cette question me ramène dans des endroits différents, mais très souvent je vois la forêt : c’est une forêt nocturne, je la traverse en courant, sens la brume humide, vois des pins très grands. Je sais que leurs troncs me protègent, ces cimes lointaines, il faut lever la tête et rester ainsi jusqu’à en avoir mal à la nuque, je peux compter les étoiles, les relier dans des constellations nouvelles.

Quand ai-je senti qu’être suspendue m’était confortable ? J’ai pris un train de Minsk à Vilnius, ensuite l’avion, j’ai traversé la frontière aérienne de la France et je suis restée. Je ne pensais pas que cela arriverait, cela a eu lieu. Mon français est imparfait et j’ai un accent. Parfois on ne me comprend pas, je fais des phrases étranges, obscures, et je ne parle pas très fort. C’est embêtant pour ceux qui s’adressent à moi, cela leur demande davantage d’attention.

Peut-être que ce dysfonctionnement de langage sert à nous interrompre. Ne pas comprendre est un bon début : on s’arrête et on essaie d’être vraiment là.