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Tous les quartiers de la banlieue de Dakar se ressemblent, comme on rallonge la sauce d’un plat de la veille. La recette est la même. Mais certains ingrédients peuvent en transformer le goût : une usine pétrochimique, un hôpital, un marché, une gare, une voie rapide. Un même quartier peut être sucré au nord et bien trop salé au sud.

Made in La Marelle

Hadrien Bels

Tibi la Blanche

L’Iconoclaste, août 2022

Description de l'éditeur

Écrivain de la ville, Hadrien Bels excelle dans l’art de rendre l’âme d’un lieu et l’atmosphère urbaine. Il nous emmène dans les rues d’un Dakar ultra-contemporain, qui vibre des rêves de sa jeunesse.

A Thiaroye, un quartier proche de Dakar, trois amis passent le bac. Issa a toujours l’air de savoir où il va quand il marche. Il a passé les épreuves avec un Bic marabouté, un Bic qui donne la confiance. Il aime les ragots de quartier et sa machine à coudre. Il sera styliste, c’est sûr. Neurone a le cerveau bien huilé, c’est une bête à concours. Il déteste les costumes-cravates, ceux qui font la sieste dans les hémicycles les mains croisées sur leurs ventres bien remplis. Lui, il n’aime que Tibilé. Tibilé, on l’appelle Tibi la Toubab, Tibi la Blanche ou Tibi la Française, car tout le monde sait qu’elle va partir en France. Elle est la plus intelligente de mes enfants, répète son père.

S’ils viennent de milieux sociaux différents et ont des rêves d’avenir diamétralement opposés, les trois amis partagent un même tiraillement, à l’heure où les mouvements anti-français se développent : aller en France ou rester au Sénégal ? À quelques jours des résultats du bac, chacun devra affronter l’ambiguïté de son positionnement pour décider de son futur.

Source : L’Iconoclaste

Extrait

C’est bientôt Timis, l’heure de la quatrième prière. Le soleil fond entre les flammes de l’usine Total et l’hôpital psychiatrique. Baba sirote son match du dimanche après-midi. Liverpool mène 1 à 0, but de Mané, l’enfant du pays. Baba l’appelle "Fiston" tellement il l’aime. Faire vite ses ablutions, cavaler à la mosquée et retour canapé pour la seconde mi-temps avec ses trois ataya bien sucrés. Il contracte son ventre plat d’homme longiligne et crie "Tibi !!!". Le patriarche a un room-service.
Dans sa chambre, Tibilé est penchée sur Les Soleils des indépendances de Kourouma : "Tu vois qu’un malheur, c’est parfois un bonheur bien emballé et quand tout s’use, c’est le bonheur qui tombe." Pour Tibilé, la lecture a toujours été un combat. On lit, on lutte, on fait reculer les lignes ennemies. Elle se sent plus proche des chiffres, au moins eux n’essaient pas de te manipuler. Les mots sont des traîtres. Ils créent désordres et polémiques.
D’habitude, elle prend le dessus à partir de la centième page. Plus besoin de revenir en arrière ou de relire trois fois la même phrase pour comprendre. Le corps peut se laisser dériver dans les courants, sans forcer, pour finalement rejoindre la terre ferme. Mais aujourd’hui, Tibilé est proche de la noyade. Kourouma lui mène une guerre dure, totale. Et maintenant, voilà Baba qui l’appelle. Elle chausse ses claquettes et glisse jusqu’au salon, du pas lent du condamné. Elle attrape les 1 000 francs que son père lui tend d’un geste de monarque, le poignet cassé. Sans lâcher son match des yeux, il exige : "Va me chercher de quoi faire du thé !"
C’est toujours Tibilé que Baba envoie à la boutique, alors qu’y a plein de garçons qui foutent rien dans cette maison. La première chose qu’elle fera à son arrivée en France, ce sera bien de ne rien faire. Nada. Elle restera allongée pendant de longues heures à décortiquer des arachides devant des séries sénégalaises ou des émissions de télé où l’on débat du ragot le plus insignifiant avec le même sérieux que si on parlait de transition écologique. Dans deux jours, si Dieu le veut, son nom, Tibilé Kanté, sera inscrit au milieu des admis au baccalauréat, sur le grand tableau du lycée Abdoulaye-Sadji de Rufisque. D’après ses calculs, elle devrait s’en sortir avec un petit 12. Au pire un 11. Tibilé a toujours été dans la moyenne. Elle s’y sent comme au fond de son lit. De toute façon, pas besoin de plus pour aller faire ses études en France. Mais on n’est jamais à l’abri du rattrapage. Lire les Indépendances est un devoir.

Dehors, la nuit peint en bleu les façades cimentées et les hommes se pressent pour rentrer chez eux. Tibilé accélère. C’est Aïcha, sa mère, qui lui répète sans arrêt : "Ne reste pas dehors à l’heure de Timis." Entre 18 et 19 heures, les esprits errent dans les rues vides à la recherche d’un corps à posséder. À la boutique du Mauritanien qui ne sourit jamais, elle achète un paquet de thé Tchaï, avec le dessin de l’antilope qui te regarde au milieu d’une brousse de printemps. Elle ajoute quelques feuilles de menthe et un sachet de sucre. En sortant de la boutique, elle tombe sur Issa. Le personnage que tu n’avais pas prévu et complique l’histoire de ta journée.
– Tibi, viens avec moi !
Pas de "Salamalékoum !" ou de "Comment tu vas ?", Issa se fout des convenances. Son boubou jaune clair est éblouissant. Tibilé le détaille de haut en bas. Tchippe pour la forme. Mais elle est déjà l’antilope sur le paquet de thé. Une proie facile. Elle lui demande :
– Où ça ?
Issa sourit. Si elle lui pose la question, c’est déjà une victoire.
– Chez le marabout !
Pas question que Tibilé aille chez un mara. Elle n’en a jamais vu de sa vie. Et c’est pas à deux jours des résultats du bac et à quelques semaines de son départ en France qu’elle va le faire.
– Lâche-moi ! Oublie-moi ! elle s’énerve. Qu’est-ce que tu vas faire chez un marabout, toi ? Tu crois qu’il va te donner le bac ou quoi ? Demande à Neurone de t’accompagner !
Issa répond que Neurone est coincé chez lui. Il doit être en ville, demain matin, à l’aube, pour son visa. Il lui joue sa petite mélodie sur l’amitié. Il a besoin d’elle. Il ajoute, en prenant les yeux des mendiants qui traînent devant la grande mosquée le vendredi :
– C’est très important pour moi, Tibi !
La voilà dans l’antichambre de la prise de décision, où la culpabilité et la raison se battent à mains nues. Issa la connaît par cœur, elle a besoin d’un dernier argument :
– Ce marabout est trop fort ! Il peut t’aider, pour tes cheveux !

Quand Tibilé a eu son problème à la tête, elle est allée avec sa mère consulter Monsieur Thiam, le médecin de famille. Il a déroulé le drap en papier puis l’a fait monter sur sa grande table en cuir bordeaux. Il a tourné autour d’elle sans la toucher et il est retourné s’asseoir sur sa chaise à roulettes. Au moment de passer derrière son bureau, il a eu ce relâchement qu’ont les médecins avant de poser leurs fesses et leur diagnostic.
– Votre fille a une teigne, madame Kanté. C’est bénin et très courant, à cet âge-là.
Il a chaussé ses lunettes, saisi son carnet d’ordonnances et son Bic bleu.
– Je vais vous prescrire un traitement à appliquer sur le cuir chevelu pendant trois semaines. Après ça, ses cheveux devraient repousser.
Aïcha a penché légèrement la tête et elle a ajouté :
– Avec l’aide de Dieu.
Le médecin a levé les yeux de sa feuille d’ordonnance.
– Oui ! Bien sûr ! Avec l’aide de Dieu.
Au bout d’un mois de traitement, la tête de Tibilé ressemblait toujours au stade de foot d’en face après une inondation. Une terre granuleuse et des grandes flaques d’eau où se reflète le ciel. C’est Baba qui avait insisté pour aller voir Monsieur Thiam. Mais pour Aïcha, ce sont les esprits du fleuve qui ont pris les cheveux de sa fille.