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Mais souviens-toi d’abord d’une chose, baba l’aziz : il est inutile de vouloir concurrencer le réel, car la mémoire est toujours infidèle. Ce qui a eu lieu autrefois ne reviendra pas. Le passé est révolu et nos regrets sont inaudibles. Et c’est pour ça qu’il vaut mieux écrire des contes et des légendes que des récits calqués sur le vécu.

Made in La Marelle

Emmanuel Ruben

Les Méditerranéennes

Stock, août 2022

Description de l’éditeur

Décembre 2017, banlieue de Lyon. Samuel Vidouble retrouve sa famille maternelle le temps d’un dîner de Hanoukkah haut en tohu-bohu et récits bariolés de leur Algérie, de la prise de Constantine en 1837 à l’exode de 1962. En regardant se consumer les bougies du chandelier, seul objet casé dans la petite valise de Mamie Baya à son arrivée en France et sujet de nombreux fantasmes du roman familial – il aurait appartenu à la Kahina, une reine juive berbère  –, il décide de faire le voyage, et s’envole pour Constantine. Il espère aussi retrouver Djamila, qu’il a connue à Paris, la nuit des attentats, et qui est partie faire la Révolution pour en finir avec l’Algérie de Bouteflika.

Passé et présent s’entrelacent au long de ses errances dans les rues de Constantine, aussi bien qu’à Guelma et Annaba, retrouvant les lieux où sa grand-mère s’est mariée, où son grand-père s’est suicidé, où sa mère est née, où sa tante s’est embarquée pour Marseille. De retour en France, il ne cesse d’interroger les femmes de sa famille, celles à qui revient d’allumer les neuf bougies, pour élucider le mystère du chandelier.

Au fil de leurs souvenirs, il comprend ce qui le lie à l’Algérie et ce qui lie toutes ces générations de femmes que l’histoire aurait effacées s’il n’y avait des romans pour les venger. Derrière les identités multiples, légendaires, réelles ou revendiquées – passé berbère, religion juive, langue arabe, citoyenneté française –, c’est l’appartenance à une communauté géographique qui se dessine : le vrai pays de ces Orientales, c’est la Méditerranée, la Méditerranée des exilés d’hier et d’aujourd’hui, la Méditerranée d’Homère et d’Albert Cohen, d’Ibn Khaldun et d’Albert Camus.

Un livre de rires et de larmes qui tient à la fois de la quête initiatique, du récit des origines, de la saga familiale et du roman d’amour, où Emmanuel Ruben réinvente et magnifie son pays des ancêtres.

Source : Stock

Extrait

Banlieue lyonnaise, 20 décembre 2017

Demain déjà, ce sera trop tard pour leur poser les bonnes questions, se répète Samuel dans le train qui l’emporte vers le nord et l’éloigne à nouveau des siens. Dans le crépuscule inquiet du solstice d’hiver, il voit défiler les silhouettes fantomatiques des peupliers couchés sous la pluie battante – les pylônes et les crucifix se tordent sous l’effet de la vitesse, les petits bourgs trapus aux clochers bourguignons s’enfuient entre les plis des collines, histoire qu’on les oublie pour de bon. Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez busqué qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille.

C’est l’image de la tante Déborah se levant sans cesse pour rallumer, au milieu des rires et des larmes, dans le tohu-bohu des blagues juives et des engueulades familiales, la dernière bougie du chandelier de Hanoukkah, qui symbolise la présence divine et compte autant de branches que la smalah. C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. Perdu mille fois et mille fois retrouvé, incrusté d’arabesques et de lettres mystérieuses patinées par les siècles, par les paumes qui l’avaient caressé, par tous les chiffons qui l’avaient astiqué, il était en bronze ou en laiton, mais Samuel savait que pour eux tous il était en or pur, il était en diamant, il changeait les bougies de suif en torches ou en flambeaux pour éclairer le monde.

Toutes sortes de légendes l’entouraient. On disait tantôt que c’était l’œuvre d’un orfèvre jadis réputé dans tout le Maghreb, tantôt qu’il avait traversé plusieurs fois la Méditerranée, venu du Portugal ou d’Italie avec les Granas, les Juifs livournais de la branche séfarade, tantôt qu’un rabbin libyen vénéré l’avait rapporté de Rome, de Jérusalem ou de Constantinople, tantôt qu’il avait appartenu à la Kahina, la reine juive de Berbérie dont Mamie Baya aimait raconter les exploits. La seule certitude étant que la dernière branche de ce chandelier ballotté d’une valise à l’autre à travers les siècles et les continents s’était abîmée au gré des traversées – aucune bougie ne tenait en place sur sa coupelle, il fallait sans cesse repositionner la chandelle sur la branche torve et rallumer la mèche au risque de foutre le feu à la maison.

Cela fait des années que Samuel n’a pas assisté à une fête juive et il n’a accepté l’invitation de la tante Déborah que dans l’espoir de poser enfin les bonnes questions. Mais il s’est contenté de répondre à celles que ses tantes et ses cousines lui ont posées, sur sa vie de prof d’histoire-géo en banlieue parisienne, sur le boulot en banlieue parisienne, sur les élèves de banlieue parisienne – ils sont gentils tes élèves ? ils travaillent bien tes élèves ? il y a beaucoup d’Arabes dans ton lycée ? –, sur sa compagne dont elles ont oublié de nouveau le prénom – Neva ? Dvina ? Swannie ? Astrid ? (il faut dire qu’il ne leur a jamais parlé de Djamila, pourtant la vraie raison de son attirance soudaine pour l’Algérie) mais tu ne veux pas en trouver une avec un nom bien de chez nous, mon fils, tu ferais mieux de quitter la banlieue parisienne – et lorsqu’elles disent les mots banlieue parisienne, c’est avec une grimace de dégoût, comme si elles disaient La Mecque, Damas ou Téhéran, oubliant ou feignant d’oublier qu’elles aussi vivent en banlieue – banlieue lyonnaise, stéphanoise ou marseillaise.

Il a fait oui ou non de la tête, est resté laconique au sujet de sa vie sentimentale, assis en bout de table, en marge de la conversation, sa kippa sursautant sur sa tignasse brune, aucune kippa n’a jamais tenu sur cette broussaille, et, à la troisième chute de kippa, la grand-tante Myriam lui a tendu une épingle pour fixer la petite calotte de soie récalcitrante – les cheveux de Samuel jouent toujours les rebelles alors que ses oncles et ses cousins peuvent s’agiter en tous sens et parler avec de grands gestes méditerranéens, leurs kippas ne bougent pas d’un iota, comme vissées sur leurs têtes par une volonté divine.
Et, pendant quelques instants, Samuel reste figé, comme s’il craignait qu’une épée de Damoclès tombe du ciel et lui fracasse le crâne à la prochaine chute de kippa. Il s’efforce de garder les yeux rivés sur le chandelier à neuf branches dont les flammèches vacillantes se reflètent dans la baie vitrée, nimbant la salle à manger d’une aura biblique de nuit étoilée […]

Et Samuel se demande à nouveau pourquoi il a accepté cette invitation à retrouver toute la smalah dans cette maison de dingues, pourquoi il n’ose pas leur demander de raconter l’Algérie, tout ce qu’il souhaite, c’est qu’ils lui racontent l’Algérie, mais un pays a remplacé l’Algérie dans leur cœur, et ce pays s’appelle Israël. Et pourtant, seule la tante Rachel et la cousine Rebecca ont fait leur aliyah. Pour tous ceux qui sont assis autour de la table, pour la tante Déborah et l’oncle Alain, pour la tante Rose et l’oncle Roman, pour l’oncle Joseph et son épouse, pour les cousines Raphaëlle, Solange et leurs enfants, la France n’est qu’une escale sur le chemin de Canaan, une halte dans le désert en attendant la Terre promise, seulement cela fait cinquante-cinq ans que dure cette halte dans toutes les banlieues de France – Moïse sorti d’Égypte était mort dans le désert sans voir la Terre où ruissellent le lait et le miel, eux mourraient dans un pavillon de banlieue en songeant à Jérusalem.

En attendant, il est condamné à les écouter gloser sur le suicide de la France islamisée, commenter les élections en Israël, vanter les mérites de l’armée israélienne, les exploits des sportifs israéliens, les inventions des prix Nobel israéliens, raconter leurs projets de vacances à Eilat – il a envie de crier à tous ces Israéliens imaginaires branchés le matin sur Radio Shalom et le soir sur i24 qu’ils sont des Berbères judaïsés, comme le racontait sa grand-mère autrefois, des descendants de la Kahina. Et en mâchant son beignet, il regarde le chandelier de la Kahina, il regarde les neuf flammes trembler chaque fois que l’oncle Alain hausse le ton, vitupérant contre les belles âmes vendues à l’islamo-gauchisme, il regarde les bougies se consumer lentement, les larmes de cire dégouliner le long des branches incurvées du candélabre et former de fines stalactites qui s’accrochent au métal ciselé d’arabesques avant de choir sur le rebord de la fenêtre.

Et, les yeux rivés sur le chandelier aux branches flamboyantes, qu’encadrent une copie de Chagall et un panorama de Jérusalem, Samuel se dit qu’il est temps de faire le voyage vers l’Algérie. Un jour, oui, il partira vers la vraie terre de ses ancêtres, non pas vers cet Israël où il a vécu un an, ni vers ces pays de l’Est où il a retrouvé les couleurs de Chagall au détour d’une ruelle mais vers cette Jérusalem africaine nommée Constantine, la ville aux sept ponts suspendus.

Personne n’avait jamais peint l’Algérie de ses ancêtres. Personne n’avait raconté leur vie d’avant l’exode, et les films ou les livres qu’il connaissait parlaient exclusivement de la guerre. Certes, il y avait dans le salon de Déborah, suspendus aux murs jaunes ou empilés sur des étagères, des tas de bibelots poussiéreux que les cousins lui rapportaient des souks de Marrakech ou de Tunis. Mais personne dans la famille n’avait fait le voyage en Algérie, et le seul objet que sa mère et sa grand-mère avaient emporté, en 1962, à bord du navire qui les arrachait au sol natal, c’était ce chandelier à neuf branches – neuf branches et non pas sept, lui répétait la grand-mère quand Samuel le dessinait enfant, si tu dessines sept branches c’est péché, le seul chandelier qui en comptait sept était la menorah d’or pur commandée par l’Éternel, il est interdit de représenter le flambeau de l’Éternel, comme il est interdit de représenter Son visage ou de prononcer Son nom.