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Ce texte d’à peine 80 pages prend corps tout entier dans cette belle demeure, qui devient un véritable personnage et l’intérieur de celle-ci – objets, meubles –, les compagnons de son hôte. […] L’écriture est faite à la fois de simplicité et de recherche de précision […] pour trouver les mots nécessaires, essentiels à ce moment.
Christine Marzelière, Mobilis Magazine

Made in La Marelle

Laurence Vilaine

La Grande Villa

Gaïa, août 2016

Description de l'éditeur

"J'aurais pu me douter qu'en revenant je t'aurais trouvé là. Sans réfléchir, j'ai levé la poignée au lieu de la pousser vers le bas, c'est drôle, ma main avait gardé la mémoire de son installation à l'envers. Dans l'escalier, sur la première marche, les deux tomettes descellées ont fait leur bruit d'assiettes. C'était il y a cinq mois et quelques poussières, dans la lumière de l'hiver."

De son deuxième livre, entièrement écrit à La Marelle ("c’est le lieu qui a fait l’histoire"), Laurence Vilaine raconte : "Ce texte a été écrit en deux semaines, dans cette grande villa. C’était une période compliquée, juste après la mort de mon père, mon précédent livre était resté dans un tiroir, j’avais l’impression de tout perdre à ce moment-là. Cette maison a été un peu comme un cocon ou comme une vieille dame qui m’offrait ses bras pour me réparer. Je l’ai vraiment vécu comme ça. Ce fut une épreuve que j’ai traversée par l’écriture et la natation – il était nécessaire que cela passe par le corps –, et grâce à cette maison qui m’enveloppait." 

D'après un entretien avec Marie-Pierre Quintard pour Prologue, l'e-media d'Alca, et les éditions Gaïa

Extrait

J'aurais pu m'en douter avant même d'ouvrir la porte, dans l'escalier quand j'ai posé le pied sur la première marche, les deux tomettes descellées ont fait leur bruit d'assiettes. Puis aussi dans le vestibule quand, la porte à peine ouverte, l'armoire rouge m'a dit le couchant qui, quelques heures plus tard, pousserait la fenêtre de la salle de bains et se jetterait sur elle. À cheval sur le seuil de la plus petite chambre, deux longues jambes de soleil à ma rencontre m'ont rappelé les persiennes toujours ouvertes, et la langueur de l'après-midi qui fait de ces quelques heures à venir une traversée du désert – c'est dans cette pièce que je travaillais la dernière fois, beaucoup le matin et beaucoup la nuit, peut-être reste-t-il encore sur le bureau les ronds de mes tasses de thé qu'avant de partir j'ai laissés, volontairement peut-être bien, faisant secrètement d'un coup d'éponge la promesse de mon retour. L'après-midi dans la petite chambre, la fumée qui s'échappait de la théière, c'était un ruban de taffetas dans le soleil. Il y a cinq mois. Et quelques poussières.
C'était la lumière de l'hiver.

Bien sûr que j'aurais pu me douter. Et non seulement je n'ai rien vu venir, mais j'ai cru pouvoir faire comme si de rien n'était. Après avoir fermé la porte derrière moi, toujours sans réfléchir et toujours vers le haut la poignée, je suis allée directement poser ma valise dans la grande chambre. Comme si c'était la mienne depuis des années, comme si j'y venais régulièrement depuis l'enfance. J'y suis entrée comme on se roule en boule quand on a peur de se perdre, quand on veut comprendre tout de tous les mystères. Et là, pendant quelques secondes, j'ai cru que je ne savais plus respirer. Un sanglot m'a sauvée, qui m'a obligée à tout simplement ouvrir la bouche pour prendre de l'air.

Je te parle comme on écrit une lettre, ou peut-être est-ce l'inverse. Aura-t-elle l'épaisseur d'un cahier, j'en serais heureuse, cela signifiera peut-être que j'aurai réussi à tenir la conversation, à dire ce que j'ignore, là, maintenant du haut de cette page vierge. J'ai écarté mon clavier pour un crayon, et quand d'habitude je préfère les feuilles sans marges ni carreaux, hier leur blancheur m'a donné le sentiment que j'allais m'y noyer – j'ai acheté un cahier avec des lignes. Cette fois, je travaillerai dans la grande chambre.

*

On me dit, sois douce avec toi-même, va voir la mer, va faire la sieste sur le sable. Je suis allée à la piscine, et j'ai nagé cinquante longueurs de bassin sans pause, cinquante fois vingt-cinq mètres, me concentrer pour les compter m'a permis de ne laisser entrer que des chiffres dans ma tête. J'ai aussi compté les lignes de carreaux bleus, puis les carreaux blancs par groupe de quatre entre les deux, les marches de l'échelle, les lumières au plafond : j'ai ainsi barricadé mes pensées derrière des tables d'addition, derrière des grilles, des mailles serrées, des chiffres en bâton comme des vigiles à l'entrée de mon cerveau. Puis j'ai pris une planche pour n'avancer qu'avec les pieds, j'ai battu l'eau jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à ce que brûlent les muscles de mes cuisses et que mon ventre durcisse, j'ai pensé le feu et le béton. Dans ma gorge alors, l'accablement comme une tenaille, aussi dans mes épaules qu'un filin d'acier relie à ma colonne comme un cintre métallique, dans ma nuque raide qui cherche une terre à bâbord, jusqu'à l'intérieur de mes lunettes – derrière la buée, je me sens carpe, et les yeux contre la vitre de mon aquarium, je fais du surplace en plein océan. La douceur préconisée se sera limitée à rejoindre l'échelle quand une crampe m'a serré le mollet.
Au sortir du tunnel en rentrant, je regarde la Grande Villa tout en haut, le couchant est proche, qui va se jeter sur l'armoire, et je presse le pas. Je n'avais pas nagé depuis des mois, demain je retournerai.

On en parle…