Hier soir une amie a regardé son poignet et sa montre s’était arrêtée
Encore ! Elle grommelle
Elle se tourne vers moi Elle dit
C’était sa montre à lui
Après avoir poussé un petit soupir je la reconnais maintenant
Et la soirée change de couleur
Faire une île
La première chose que je peux vous dire…
Norah Benarrosh Orsoni
Revue #103
La première chose que je peux vous dire…
La première chose que je peux vous dire c’est qu’il existe des recettes pour ne pas mourir.
"Recettes pour ne pas mourir", extraits
Every letter is a love letter
Chaque texte écrit est une lettre
Chaque texte dit est une lettre
Chaque mot qui existe est une lettre
Tu commences à réfléchir et c’est déjà une lettre d’amour
Ça veut dire que
Les listes-de-trucs-à-faire de ma mère sont des lettres
Ça veut dire que
Les listes-de-trucs-à-faire de ma mère sont des lettres d’amour
Ma mère
Elle découpe les emballages en carton des cracottes pour en faire des post-it
Ma mère
Elle fait des trucs à elle et je voudrais trouver un système pour tout archiver tout garder
Chaque mot est une lettre
Mais aussi
Chaque objet est une trace
Chaque trace est une personne
Un assassinat est tapi dans le moindre geste
(et pourtant, ma maison est bien rangée)
Je dis à ma mère
Prends un cahier et note tes listes
Ma mère me répond
Avec mon téléphone c’est super, je note les trucs à faire et au fur et à mesure j’efface
Tu quoi ?
Tu effaces ?
Ça va pas la tête ?
Alors je lui dis encore
Achète-toi un cahier – note les listes – barre-les (mais au crayon) – tourne les pages – fais des piles de cahiers – et moi je prends tout – j’en fais un livre – il marchera bien – sur la couverture le nom de l’auteur ça sera : Ma Mère – et comme ça j’aurai un souvenir de tout ce que tu as pensé à faire – quand les autres auront des photos pour se rappeler des visages mais qu’ils auront tout oublié
Parce que oui, on oublie tout
On le sait pas, mais quand les gens meurent, les souvenirs sont nuls
Les souvenirs sont des lâches
La mémoire est une traîtresse
Il faudrait
S’archiver soi-même
Parce que même avant la mort on va s’oublier
On a Alzheimer ou juste la vieillesse
Et d’un coup notre cerveau a fait de la place
Et aux chiottes les souvenirs
Alors on a des velléités de s’archiver soi-même
On se note des trucs
Mais on a aussi la flemme
Les velléités c’est chronophage
Surtout quand elles s’accumulent
On regarde les copines qui tiennent un journal au lieu de tenir des discours
Et elles
Elles, elles auront Alzheimer mais avec une pile de cahiers sur la table de chevet
Quand les gens meurent les souvenirs se tirent à une vitesse qui donne envie de porter plainte
La prochaine fois je te parlerai de mon programme pour les messages téléphoniques de mon père
En attendant
Je t’écris à toi une lettre parce que
Tu n’es plus là
Parce que ta tombe est muette et que c’est dégueulasse
Je t’écris une lettre maintenant parce que
Je sais que bientôt je ne le ferai plus
Je sais que bientôt je recommencerai à vivre
À vivre et annuler des rendez-vous à la dernière minute
Parce que c’est pas grave
On se verra la prochaine fois
Et j’ai des velléités, encore
De dire aux gens
Interdiction de mourir, bande de bâtards
La place est déjà occupée
Alors restez médiocres
Et vivants
Comme tout le monde
Faire une île *
Hier soir une amie a regardé son poignet et sa montre s’était arrêtée
Encore ! Elle grommelle
Elle se tourne vers moi
Elle dit
C’était sa montre à lui
Après avoir poussé un petit soupir je la reconnais maintenant
Et la soirée change de couleur
Je pose ma main sur son bras pour que ça dure encore
Sa peau sous ma main et nos deux regards sur la montre ça fait que
Au bar, en plus de nos verres, de moi, d’elle, de l’autre ami qui nous regarde nous, avec dans ses yeux un paravent
Il y a maintenant dans l’air une quatrième personne
Et puis l’autre ami parle de l’horloger qu’il faut consulter et le paravent tombe
Avant-hier soir l’autre ami m’a raconté la mort de sa tante
Il dit
Elle avait rencontré notre ami, maintenant elle aussi est morte et c’est une personne de moins qui se souviendra de lui
Je n’ai pas envie que ce soit vrai
Je pense
Ces jours-ci, j’ai compris que la somme des événements vécus depuis sa mort dépassait désormais la somme des moments partagés avec lui
Je n’ai pas envie que mon ami s’effondre sur ce trottoir
On est dimanche et les gens rient et même lui a mis ses beaux habits
Dans une heure peut-être on dansera
Il fait trop chaud pour se morfondre alors
Très lentement je déplie mon bras et je l’enroule autour de ses épaules moins hautes que les miennes
Il faut dire une chose réconfortante mais qui soit aussi vraie
Alors je dis que
Chaque semaine je rencontre une nouvelle personne qui connaissait notre ami mort Je dis que nous ignorons presque tout des endroits où il continue d’exister
Que ces endroits sont aussi en train d’être fabriqués
Que rien n’est terminé
Qu’il existe des recettes pour ne pas mourir
Et pendant un instant les yeux de mon ami vivant changent de couleur
* Une première version de ce texte a été écrite lors d’un atelier d’écriture organisé par Laura Vazquez à Marseille, en juin 2022.
Au sommaire
- Textes inédits "Recettes pour ne pas mourir", extraits
- Bio-bibliographies
- Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
- Un oloé ? [espace élastique où lire où écrire : mot créé par Anne Savelli]
Lire à une terrasse de café quand il fait beau et bon et que le temps peut s’étirer sans qu’on le compte. Écrire dans mon téléphone, arrêtée à un feu rouge, parce que j’ai eu une idée en roulant à vélo. - Un agacement ?
Les bretelles de sac à dos entortillées… - Un coup de cœur artistique ?
C+nto and othered poems, de Joelle Taylor - Un toc de langage ?
Être coucou
- Un oloé ? [espace élastique où lire où écrire : mot créé par Anne Savelli]
Édito
Norah Benarrosh Orsoni est autrice et documentariste radio. D’abord anthropologue, elle a été chercheuse à l’EHESS avant de se reconvertir dans le documentaire sonore. L’écriture est depuis toujours au centre de son travail et, en 2021, elle intègre le Master de création littéraire de Paris 8.
La Marelle l’accueille, à La Ciotat puis à Marseille, pour l’écriture d’un roman dont l’écriture est née sur le "substrat fertile" de ses archives familiales. "Ce récit d’une subjectivité adolescente, narrée à la première personne, est une enquête sur l’origine de la honte et de la colère, et sur les façons possibles de déserter ces deux sentiments […]. Les collectifs inquiets et bruyants que forment les adolescent·e·s ont besoin de désigner des ennemis intérieurs pour définir en creux la bonne façon de grandir. Avec ce récit, je cherche à restituer la manière dont les moqueries peuvent renforcer, chez celui ou celle qui les subit, le zèle à se conformer à une norme genrée exemplaire." Une histoire de la domestication des corps mutants à la puberté, et une exploration de quêtes identitaires, incarnées, ici, d’un côté par le collectif adolescent des colonies de vacances et de l’autre par le collectif familial de la judéité séfarade. Pour restituer les tiraillements de la narratrice entre des loyautés difficilement réconciliables, le récit met en place des effets de miroir : l’amie impossible ou l’amie encombrante ; les adultes qui nous aiment ou ceux à qui on voudrait plaire ; la famille ou l’école ; les brunes ou les blondes ; les garçons ou les filles.
Les textes que Norah Benarrosh Orsoni nous donne à lire dans cette revue ne sont pas extraits de ce projet, mais d’un recueil de poésie, Recettes pour ne pas mourir. On y découvre sa phrase sobre, mesurée et sincère, et on y trouve déjà les traces familiales qu’elle explore avec son projet, "Souple et caressante", que La Marelle est fière d’accompagner.
Roxana Hashemi,
La Marelle
La revue radiophonique
La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.
Informations
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Prix3,00 €
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Nombre de pages16
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Parution01/07/2022
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