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© Lucille Dupré

Journal de bord #12

Carnet de résidence

Maaï Youssef

15 Février 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.

 

Mardi 15 février, 14h23

Ma Maaï chérie

9h – Je vais improviser. Je voulais te parler de deuil aujourd’hui, des événements qui fondent l’écriture, ceux qui traumatisent et ceux qui font graines à fleurs. Mais Diane est malade depuis hier, j’ai à peine dormi et je vais avoir trop peu de temps aujourd’hui.

11h – Je suis présentement dans la queue du Musée de la Chasse, pour aller voir Eva Jospin, Ulysse endormi contre moi dans son porte-bébé. J’ai laissé Diane à Fabien. J’ai fait une échappée. Il y a un an je ne l’aurais jamais fait.
Les mères sacrificielles. J’en suis, membre du club, culpabilité assumée.
L’autre soir, une amie (Alice encore, décidément, c’est un trésor cette amie, pour de vrai) m’a dit : je me suis battue fort pour ne pas être dans le sacrifice. Et ça m’a sauté dessus. Moi j’avais rendu les armes.
Je n’arriverais pas à expliquer pourquoi aujourd’hui, parce que je crois que c’est assez directement liée à ma mère, à mes propres deuils infinis, mais je voulais poser ça là quand même.
Aujourd’hui je me suis échappée pour faire ce qui me fait le plus de bien dans la vie : aller voir quelque chose de beau et qui me touche.
Je romps le cycle du sacrifice, je lance une promesse à l’univers.

11h30 ­– Et puis évidemment, Eva Jospin construit des… TOURS de carton. Au milieu d’une salle de musée, je me mets à pleurer dans mon masque. Des tours en carton, parfaites, de conte de fée et légères.
Et si la brique qui me manquait pour éviter l’effondrement à nouveau, c’était la légèreté ?
Je pleure vraiment dans mon masque, tout le monde me regarde et me sourit avec mon poupon parfait en porte-bébé. J’ai mal au dos. Tout est si lourd ces derniers temps.

OUI pour la légèreté.

Je pleure encore alors je m’enfuis et me cache dans une maison de… plumes (pour de vrai !) dans laquelle il y a… des livres multicolores. Cette exposition me fait vraiment de drôles de blagues.
Je veux une chambre à moi en plumes comme la maison bibliothèque de Markus Hansen.

14h ­– Je suis rentrée à la maison. Ulysse dort dans sa chambre. Diane est à côté de moi et j’écris avec en fond sonore les histoires de l’École des Loisirs. Il est temps d’être mère. Et de tenter une petite sieste en douce.

Je t’embrasse fort
Belle journée à Marseille la belle

Lucille

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Mardi 15 février, 18h12

Ma Lucille chérie,

Ça me plaît tant ce thème légèreté et échappée. J’imagine la scène du musée, ces blagues que te fait le destin des rdvs avec le Beau, j’aurais voulu y être avec toi et qu’on rit de nous-mêmes.

Aujourd’hui, j’avais besoin d’une respiration. J’étais un peu fébrile, apeurée à l’idée d’asphyxier dans des textes difficiles à sortir. J’avais oublié qu’on n’asphyxie pas dans un roman comme ce serait le cas avec une thèse. Il y a une légèreté dans ce choix d’écriture, il y a une joie, du souffle. C’est si nouveau que je me sur-protège, j’ai du mal à réaliser que ma recherche doctorale n’était pas la norme mais l’exception, que rien ne pourra me ronger comme ce travail l’a fait. J’oublie que j’ai un socle solide, que je sais gérer la balance entre l’exigeant et le facile. 

Alors ce matin, j’ai roulé vers Marseille en écoutant Nostalgie et du mauvais rap. J’aime tellement cette sensation. Je suis une écrivaine beauf, il faut se faire une raison. Je n’écoute pas de musique classique en réfléchissant aux vers que je vais écrire sitôt arrivée chez moi. Je n’aime pas les livres qui s’écoutent réfléchir, je n’aime pas tous les jours l’intelligence, je suis pleine de connerie. J’aime beugler sur I Will Survive en repensant à la victoire des Bleus en 98, j’aime Céline Dion, Maître Gim’s et Soprano. Je rêve d’avoir une Porsche Cayenne ou une grosse merco et de rider la nuit avant d’aller prendre un bain de minuit. Il est 17h24 et j’ai sifflé les 3/4 du verre de Sauternes que je bois seule, en faisant semblant de lire, alors que j’écoute les conversations des serveurs qui savent que je les écoute et qui en font des caisses. Je n’ai pas envie d’être une personne austère et taciturne parce que ça donne de l’épaisseur. Je suis futile, j’aime la sape et les feuilletons bidons. 

Souvent, en ce moment, je me dis que la solution a tout, à l’écriture, à l’amour, à la vie, au doute, c’est l’alternance. Dans mes carnets j’ai écrit : "aller du clinique au langoureux et recommencer". S’autoriser à habiter des désirs contradictoires, à passer d’un extrême à un autre, du rire aux larmes comme disaient les gars de Sniper. 

Tu sais que quand on prend l’apéro seule, on ne partage avec personne ses olives ? Je trouve ça absolument délicieux. 

Il y a un monsieur à côté de moi qui porte une perruque affolante. Le genre de perruque qui se veut discrète mais qui éclipse tout. Gloire à nos espoirs d’être quelqu’un d’autre (il faut un "s" ?). 

Déborah Lévy a écrit que l’écriture lui avait appris à parler haut et fort. Elle dit que ce qui compte dans la littérature selon elle c’est l’hésitation entre satisfaire un désir ou le rejeter. Je crois que certains auteurs sont surcotés et qu’il y a quelque chose de trouble entre un propos à la mode et un propos pertinent. En fonction des jours et de mon niveau de snobisme, mon avis là-dessus change. On peut être snob et beauf, à mon sens ça s’appelle le plaisir. 

La dame qui accompagne le monsieur à la perruque a dessiné quelques pas de danse absolument ringards et ravissants en disant "c’est bien ici hein ?". Elle regarde tout attentivement et elle secoue la tête frénétiquement parce qu’elle aime le rock. Elle a bientôt soixante-dix ans je dirais, elle porte une doudoune technique grise, des créoles dorées et un carré très strict qui ne fait pas vraiment rebelle et c’est ce qui la rend parfaite. La serveuse vient de vendre une bouteille d’un vin qui s’appelle La poule aux œufs d’or à un mec qui voulait faire plaisir à sa copine. Dehors le vent souffle tellement fort que les enfants manquent de s’envoler. Ce soir, il paraît qu’il y a une soirée spéciale célibataires et il parait que "c’est rigolo…" je vais devoir arrêter de t’écrire des bêtises et partir. 

Je ne sais pas pourquoi je pense à Marguerite Duras, Les Petits Chevaux de Tarquinia. "Il n’y a pas de vacances à l’amour, l’amour il faut le vivre complètement avec son ennui et tout." Ça marche pour les enfants aussi non ? De t’écrire ça, ça me donne envie d’écouter Dalida, on en revient toujours au même point. 

Je t’embrasse très fort mon amie, 

M. 

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