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Journal de bord #3

Carnet de résidence

Maaï Youssef

15 Janvier 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… voilà leur journal de bord.

 

Vendredi 14 janvier, 15h30

Maaï jolie

Je sens que ça ne va pas être long aujourd’hui. J’ai le Covid, courbatures mal de tête fièvre, mais surtout isolation en famille pendant 7 jours. La Ciotat est annulé, le séjour de ma sœur chez nous aussi. Je suis tristesse et épuisement.
Même pas la force de prendre une photo.

Je t’embrasse fort virtuellement

Lucille




Vendredi 14 janvier, 18h14

Ma Lucille,

Je suis si triste de vous savoir isolés, souffrants et privés de cette virée à la Ciotat que tu attendais tant, et moi avec.

De mon côté de la rive, je suis en gueule de bois émotionnelle. Depuis les grossesses arrêtées en 2020 et tout ce qu’elles ont charrié, il y a eu l’effondrement, longtemps. Est apparue aussi la sensation que de l’effondrement naitrait une transformation. C’est arrivé très vite, l’intuition d’un troc mystérieux et impénétrable : morts contre renaissance. Mais la transformation, c’est long, pour ne pas dire interminable. Alors tu attends, dans un entre-deux inconfortable où espoir et désespoir se claquent régulièrement la bise. Je comprenais abasourdie que je ne serai plus jamais la même, que je ne serai plus jamais la Maaï d’avant, qui accueillait la grossesse dans une innocence gaie, et que je ne siégeais pas pour autant au syndicat des mères d’enfants ayant vécus. Un gouffre, un trou béant, noir. Le vide laissé par une identité qui n’existe pas, on ne nomme pas ces expériences-là. On est avant la maternité ou on est après la maternité. On n’est pas à côté, au milieu, en galère, pas intéressé.e.s. La multitude d’autres endroits qui constituent cette (non-)expérience, ça ne se dit pas, ça ne se montre pas.

Et puis mercredi, j’ai eu la sensation de toucher à nouveau la terre ferme pour la première fois. J’ai épousé cette nouvelle identité que je me suis choisie : « artiste ». La nouvelle vie, les premiers pas sur scène, le trac, la joie. Et tout qui va si vite, la sensation grisante d’avoir tout à apprendre dans ce nouveau monde. Zut, et pourquoi j’ai buté sur ce mot, et pourquoi je ne sais pas quoi faire de mes mains. C’est comme repartir de zéro mais en mieux. C’est la sensation de la vitesse qui sert le ventre, du corps qui se penche dans le virage, comme un défi à la gravité. Ça a le goût d’un cri d’enfance qui t’échappe.

Dans la nuit qui a suivi, mon texte, "Léguer nos fleuves", est revenu. Le brouillard qui l’enveloppait depuis quelques mois s’est dissipé. Ce ne sera pas une pièce de théâtre, ce sera un roman et je vois d’où il part et où il va.

Je te serre fort fort fort contre mon cœur. Vous allez me manquer ce week-end.

3 Image Maaï Artiste du 12janvier2022 12897


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