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© D. R.

L’enveloppe jaune

Carnet de résidence

Roberto Ferrucci

10 Février 2013

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Travaux de résidences

Le geste n’a pas changé. Je l’ai vu s’y livrer quand je l’ai connu, c’était en 1985 et il avait trente-six ans. Moi, vingt-quatre. Il approche la coupure de journal de son visage (en d’autres occasions, c’étaient des pages de livre ou de carnet, des photos, un feuillet annoté, d’autres fois encore un manuscrit, la vieille montre de son père, une petite voiture, les touches en bois de sa Remington d’occasion dont la propriétaire précédente avait dû être dactylo professionnelle, car elle avait laissé la marque de ses ongles gravée sur le bois, ou l’écran rétro-éclairé vert de mon Newton). Je lui tends la page de journal et il se lève. J’ignore pourquoi. Nous sommes assis à la terrasse d’un bar de Campo San Polo, à deux pas de chez lui. Il se lève peut-être pour conférer de la solennité à cet instant, gagner du temps ou parce que c’était son habitude quand il présentait ses romans. Tout semble alors inchangé, si ce n’est cette hésitation pour reculer sa chaise, qui rencontre un obstacle, se coince dans la table et, métal contre métal, produit un bruit sourd, insistant, et alors qu’il suffirait d’un geste simple pour la remettre en place, redonner sa fluidité à cette dynamique, il la secoue, bougonne, s’agite avec la brusquerie de quelqu’un qui ne sait peut-être pas comment s’y prendre, qui a peur de ne pas y arriver, et il peste, force encore plus, la main qui ne tient pas le journal serrant le rebord du dossier, veines saillantes aux tempes, il finit par déraciner la chaise pour la remettre en place, souriant comme si de rien n’était, et maintenant il est debout, je me lève moi aussi et j’attends, et quand la coupure de journal arrive à quelques centimètres de son visage, il approche la main droite de ses lunettes à fine monture et, comme d’habitude, comme toujours, les ôte en forçant légèrement sur la branche gauche qui au passage fait levier sur la tempe, et c’est déjà fini, les lunettes sont repliées sous la pression des doigts de la main droite (cette fois, ici, sous le soleil de juillet, à midi, un éclat de lumière venu droit de là-haut fait scintiller sur leur trajectoire pendant une fraction de seconde un des deux verres, ne me demandez pas si c’est le droit ou le gauche, et si cet éclat avait duré davantage, il aurait été aveuglant). Il lit. Ou examine.

Le geste ne change pas cette fois non plus, bien qu’il me semble remarquer un vague tremblement de sa main gauche sur le bref trajet qui rapproche la coupure de journal de son visage. Une hésitation. Mais ce n’est peut-être qu’une impression, de l’autosuggestion, le contrecoup de la bousculade avec la chaise ou bien seulement l’émotion provoquée par ce vieil article de journal au papier jauni, usé, au graphisme reconnaissable entre tous, cet article du Paese Sera qui revient entre ses mains après je ne sais combien d’années, plusieurs décennies, tiré du gros sac que, voici plus de vingt ans, j’avais emporté de chez lui. Une enveloppe jaune démesurée, fabriquée par ses soins, contenait des dizaines de pages de journaux, quotidiens et revues, mais aussi des textes dactylographiés et des manuscrits d’un décryptage ardu. Une calligraphie sèche, minuscule. Nous avions trouvé chez lui un sac très proche du sac-poubelle, seul son gris plus clair l’en différenciait, et nous y avions glissé la grosse enveloppe jaune de fortune. Pendant tout le trajet de retour, je redoutai que le sac ne se déchire sous son poids. J’imaginais — avec terreur — les feuilles éparpillées dans une rue de Mestre, s’envolant au passage des voitures et moi — pétrifié par ma terreur — qui les suivait des yeux, hagard. Tenaillé par un sentiment de responsabilité et de culpabilité préventives, je serrai le sac contre ma poitrine dans le vaporetto, puis dans le bus et dans la rue, avec la délicatesse d’une mère portant son nouveau-né, oserais-je dire, si ce n’est que je n’y connais pas grand-chose en nouveau-nés et que l’image pourrait sembler exagérée, mais bon, c’est pour vous faire comprendre. En revanche, en sortant de chez lui, dès l’escalier, je l’avais porté sur le dos comme un déménageur. Ou comme un voyageur d’autrefois, marcheur qui jette son sac sur l’épaule et prend la route. D’une certaine façon, c’était un déménagement en effet. Et aussi un voyage. En fin de compte, il me demanda de garder tous ces documents si précieux pour mon mémoire de maîtrise. Je sais que tu les conserveras mieux que je ne pourrais le faire, me dit-il. Et il en fut ainsi pendant toutes ces années, jusqu’à ce matin.

Extrait d’un roman en cours,
publié dans la plaquette "Programme 2013" de La Marelle
Traduit de l’italien par Dominique Vittoz

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