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Doux voyous

Carnet de résidence

Alice Babin

1 Avril 2020

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Travaux de résidences

 

Ligne 4 du métro parisien
10h20
du matin

Il n’est plus l’heure d’aller à l’école. Encore trop tôt pour une heure de colle.
Cheveux écrasés par l’oreiller,
ils ont les yeux gonflés de nuit,
de tout ce qu’il a fallu planifier pour aujourd’hui.

À chaque arrêt, leur sac à dos se déforme. Le tissu est tout mou.
Il n’y a rien dedans.
C’était juste pour faire semblant,
pour faire croire à maman.

Dans une main, le blond tient un sac en plastique : un jogging dépasse, et une écharpe, et une doudoune roulée en boule, et un savon.
Ça fait comme une sorte de baluchon.

Dans ses mains, le brun, lui, ne porte rien.
Il s’accroche à la barre.
Ses ongles sont tellement rongés que ses doigts ont rapetissés.
Son polo est trop court et on voit ses poignets.

Celui-là a le visage plus canaille, plus déterminé à tout retourner.
Pourtant c’est l’autre qui parle, qui guide, compte les stations, mène l’expédition.

Son téléphone sonne : « Ouais ? Encore 10. Ouais, t’inquiète je l’ai pris. Ouais. Ouais. Ça marche. Devant le bâtiment. Vas-y. Ouais. »
L’autre le regarde d’un air inquiet. « Il veut quoi ? »
« C’est bon, c’est rien. » Le blond rassure le brun.

Autour les gens sont pressés, ils ont besoin de passer et quand les portes s’ouvrent les deux oublient de se pousser.
Les gens grognent, mais ça ne fait rien.
Rien n’existe à part l’aventure. Une bulle fermée au reste de la voiture.

On se fait du souci et en même temps on envie. La liberté, l’excitation. Être ensemble et tout braver.

Ils sont tout petits mais leur énergie prend toute la place.

Pendant le voyage, le blond et le brun comptent, recomptent, zooment sur le plan et vérifient l’adresse. Encore. Et encore une fois. L’arrivée n’a pas l’air loin, mais où vont-ils ? On dirait que c’est grave. Qu’ils préparent quatre cent coups avec un air tout doux.
Quand on les regarde et qu’ils le voient, les deux sourient. L’air de vouloir que leur destination reste toujours un secret. Une aventure cachée.
Alors, on peut (presque) tout imaginer.

*

Le blond s’appelle Frédéric. Il a 15 ans et demi et rêverait d’en avoir déjà 18. Quand il était petit on l’appelait le Moustique.
Frédéric n’a pas de papa. Il vit seul avec sa mère. Elle est bibliothécaire.
Frédéric et sa maman vivent comme ça, tous les deux, dans un petit appartement en banlieue. Certains soirs, Frédéric cuisine pour sa mère : des pâtes carbonara, des œufs au plat, des crêpes qu’il fait sauter et qui tombent souvent par terre. Avant de passer à table, sa mère le félicite en lui ébouriffant les cheveux : « Merci mon Ricky » elle dit. Elle l’aime beaucoup mais son niveau scolaire la désespère.
Frédéric n’a jamais aimé l’école. Sauf la primaire et quand il y a des ateliers pratiques à faire. Le gars aime bricoler, faire des choses de ses mains, réparer des objets, que les pièces s’emboîtent et que les gens trouvent ça bien. Il aime rendre service, faciliter la vie des gens même s’il faut défier la police.
Au fond, Frédéric est un gentil mais comme sa mère l’aime pour tout et qu’il n’a peur pour rien, il fait un peu trop le fou. La garde à vue, plusieurs fois Frédéric l’a connue. Petits larcins, tags sur les murs… Et le pire : vol d’une voiture. Avec deux copains, ils étaient allés au bois. Ils voulaient voir des filles de joie. Frédéric a toujours dit qu’il n’avait rien fait, qu’il avait juste regardé. Et au fond il aurait peut-être dû profiter… Parce qu’après… sur la route du retour, il avait quand même payé : la troupe s’était faite arrêter. Un mois chacun dans un centre de redressement, un lieu déprimant, avec plein de garnements.
Quand Frédéric était rentré, sa mère lui avait ordonné de ne plus jamais recommencer, de se « ranger », se mettre au carré, est-ce qu’il le faisait exprès ?!
Il avait promit puis ça l’avait reprit. En envoyant une paire de ciseau au visage de son prof de techno. « C’était juste pour rire, il avait dit, pas besoin de s’exciter. » Mais l’autre s’était excité justement, alors Frédéric avait été viré. C’était quelques mois avant le brevet et pour flamber, Frédéric avait dit que de toute façon il voulait pas y aller.
Les murs de la chambre de Frédéric sont couverts de posters. Des grands sportifs, des hommes musclés en flagrant moment de course à pied. Frédéric a appris très jeune à courir vite. Sa mère l’avait inscrit à des cours au stade Henri Lafitte. Il gagnait des trophées. Rêvait même que ça devienne son métier.
Avant de se coucher, Frédéric fait parfois des mimes d’athlétisme. Les bras qui fouettent l’air, les pieds qui battent la moquette. Très très vite, en silence, les sourcils froncés, le bout des lèvres serré, il court dans sa tête et fait le tour de la planète.

 

Le brun s’appelle Menen. Il est le deuxième d’une fratrie de trois garçons. Quand il dit qu’il a 15 ans, Menen ne rajoute pas de point de suspension. Il s’en fiche de son âge ; son père n’a jamais connu sa date de naissance. Chez lui, tout ça a toujours été sans importance.
Menen habite l’une des portes de Paris, au nord-ouest de Paris, près d’un grand marché aux puces, juste en face des arrêts de bus.
Il vit là avec sa mère, son père, ses frères, mais à l’heure du dîner, la famille n’est jamais au complet. Le grand frère travaille le soir et la nuit. Le père est souvent au café avec ses amis.
La mère de Menen ne travaille pas et son père est à la retraite. Avant, ce dernier était cuisinier. Après ses services, il ramenait souvent des restes de desserts : on disait que sa spécialité était le flan pâtissier mais Menen n’en prenait jamais.
Depuis toujours, en cours, Menen se fait moquer. Certains copains l’appellent la Crêpe parce qu’au Maroc, le pays d’origine de ses parents, son prénom ressemble au mot qui dit galette : Msemen. Comme pour se venger de cette drôle de manière de s’appeler, l’enfant a toujours refusé de goûter aux sucres cuisinés.
Dans la vie, Menen n’aime pas les problèmes. Son grand-frère en a déjà trop. Et il voit bien comme sa mère en a mal au dos. Être un dur, Menen ne trouve pas ça drôle. Il ne comprend pas que les bêtises deviennent un rôle, celui du vilain qui vit sans craindre jamais rien. Pour Menen les bêtises ne sont pas un jeu mais quelque chose de très sérieux. Comme une vraie bataille, une guerre qu’on proclame avec un ennemi et une patrie. Quelqu’un avec qui on est, et un autre contre qui on hait.
L’autre jour ça lui est arrivé : des grands lui ont demandé de voler le vidéo-projecteur de Monsieur Perret. Ses mains tremblaient. Il s’en voulait mais ses copains le regardaient : « Allez, allez ! » Heureusement, personne n’a jamais su qui c’était. Le vidéo-projecteur a été vendu et Menen a pu garder un morceau de son dû. En rentrant chez lui, Menen avait sentit comme un feu monter en lui, une chaleur pleine de colère. Il s’était senti très important, gonflé d’un sentiment très convainquant, mais en même temps il s’était dit : c’est bizarre, Monsieur Perret ne m’a jamais rien fait pourtant.
Parfois, Menen a peur pour l’avenir et hâte de devenir. Que ce soit le moment, qu’il soit le plus grand.
Son rêve, c’est être informaticien. Comme ce monsieur à la grande sacoche assis devant lui sur la ligne 4 du métro parisien. En pianotant sur les touches, en cliquant sur des formules qui commenceraient par X et finiraient par une lettre à l’air louche, il résoudrait des problèmes, à distance, sans jamais dire au monde le secret qu’il avance. L’informatique serait son univers, l’endroit qui réchaufferait les plus longs hivers. Il connaîtrait tous ses mystères et plus personne ne lui dirait jamais ce qu’il faut faire.

*

Menen et Frédéric sont deux doux voyous.
Deux voyous qui rêvent, et puis qui s’énervent.
Deux semaines que je pense à eux, comme si j’étais tombée sur la plus belle des fèves. Ils sont devenus mes personnages, juste à partir de leur drôle de visage.
Peut-être que cette histoire n’est rien. Qu’elle est toute inventée et dit non avec les mains.
Ce qui est sûr, c’est que Frédéric et Menen avaient rendez-vous. Rendez-vous avec nous.

C’est ça, l’imaginaire.
Ça prend et ça suspend.
Tout là-haut, dans les airs.

Aujourd’hui l’histoire est finie et ils me manquent.
Alors de là où je suis, confinée comme dans tout le pays, je les imagine.
Assise à mon bureau, je vais à leur recherche et prends le métro.

Revenez,
s’il vous plaît,
mes deux doux voyous.
Dites-moi ce que la vie
aura fait de vous.

 

Alice Babin

 

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Alice Babin
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