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Un bison dans le parc du Mugel, et une méduse dans les eaux de Figuerolles. On a nagé dans le silence du matin et longtemps, à l’ombre avant que le soleil passe au-dessus de la roche, dans le silence et dans l’eau sombre.
Journal de résidence, "Figuerolles, mon amour"

La première chose que je peux vous dire…

Laurence Vilaine

Revue #107

Octobre 2022

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est qu’ici les arbres chantent.

Journal de résidence, extrait

Les arbres chantent tout le jour, et ce ne sont pas les oiseaux. Je pourrais leur en prêter un, qui s’écrit dans mon sommeil, qui porte un nom d’ailleurs, un nom de très loin – pourquoi et comment est-ce que je le connais ? Il a traversé des mers et des déserts, son chant porte des grains de sable, du sel et un parfum de safran, sa gorge est mandarine, ce qui fait de son plumage un bel habit, mais il est trop tôt pour en dire davantage, et c’est déjà beaucoup, parce que donner à lire ce qui est en train de s’écrire est périlleux. Le texte est pudique, alors il fait le timide, il se terre, peut-être un peu comme l’oiseau en somme qui a longtemps survolé la canopée avant de choisir où se poser et sans le dire à personne, et quand il sort du feuillage qui le cache, c’est pour l’instant seulement le soir. Oui, comme l’oiseau peut-être, le texte sent le danger ; il attend le moment juste pour se montrer, c’est tout simple finalement, le texte se protège.
Aussi, pour laisser à l’abri le texte et l’oiseau, voici des pensées qui passent par-là, des qui courent et qui lambinent, qui n’ont rien à voir avec le roman qui s’écrit, en tout cas en apparence. Peut-être qu’elles mettent au repos la canopée, le safran et le reste, et font de la place à ce qui se bouscule ou qui résiste, des pensées en vrac, des lancinantes, des pousse-toi-d’là, des peut-être inavouables, alors triées un peu quand même, disons des bribes de résidence, comme des petits cailloux des calanques, des morceaux de verres polis qui, assemblés, font des collines ou des tapis, c’est selon, le désir du moment et le ciel de la veille.

Du Perrier dans les oreilles
Les autres choses que je peux vous dire c’est que la Méditerranée crépite – à Figuerolles, sur le dos, ça pétille, peut-être les cailloux au fond qui se frottent, les petits qui roulent contre les gros, sur la grève nos pieds dessus se cabrent et ronchonnent, mais nos oreilles immergées les entendent, parce que les cailloux sont bavards. Je peux aussi vous dire que le Bec de l’aigle ressemble plutôt à un primate, mais c’est une question de point de vue, à une tête de lion, paraît-il, mais il faut venir du large pour la voir, une vraie ménagerie en somme, les roches de Figuerolles. Je peux aussi dire que chercher sur la grève les petits verres polis et en remplir le creux de sa main, ça repose, c’est l’effet "mandala" de la calanque ; et enfin que nager vers le large, à huit heures le matin, noie parfois les phrases toxiques, celles qui empêchent le roman de s’écrire, qui font de la tête une tour infernale, allez zou, au fond, dans les abysses – on pourrait écrire des pages sur tout ça.

Les flaques (1)
Devant la véranda, sur la première marche, deux ronds foncés, c’est mouillé. Quels animaux habitent le parc ? À moins qu’un rôdeur peut-être, un psychopathe, ils sont deux, ils sont ensemble et c’est un code… Et à partir de deux pauvres flaques qu’à sept heures la chaleur a déjà fait s’évaporer, on pourrait tenter un polar, un scénario, un documentaire sur les nuisibles, sur les noctambules, une enquête sur la délinquance de La Ciotat – "les Gitans, les Gitans sont partout" dit le monsieur sur la plage, "avec cette chaleur, c’est sûr, ils vont venir chercher la fraîcheur, je fermerai la porte à clé ce soir quand je monterai". Il fait chaud, le monsieur est rouge, peut-être qu’il est rougeaud de nature, il parle des Gitans, on dirait qu’il parle de mulots, de rats ou de serpents. "T’inquiète, ils ont l’habitude d’être dehors" dit la femme du monsieur sur la plage. C’est un très mauvais début qui s’écrit là, parfois on y va quand même, on enfonce des portes grand ouvertes, juste pour voir jusqu’où ça peut aller dans nos têtes, ou bien pour remettre les gens à leur place, écrire ce qu’on ne leur a pas dit, qu’on aurait voulu, qu’on aurait dû, c’est finalement un peu lâche – ou peut-être parce que ça bloque ailleurs, alors ça fait écrire, ça fera peut-être des vases communicants, qui sait, des passerelles, pour les idées qui parfois ne parviennent pas à cheminer comme on aimerait qu’elles cheminent.

Trouver qui raconte quand celui qui raconte n’est pas là tout de suite
Ça parle d’une lignée de femmes, dans laquelle quelqu’une a la mission de briser cette lignée pour de bon. Sa vie n’en dépend pas, mais son bonheur, oui, en tout cas un peu de sa joie de vivre, par les temps qui courent ça fait du bien la joie, sa joie et celle des suivantes si un jour il y en a. La mère est un mystère, tiens, exclue du roman d’ailleurs, et la grand-mère, si elle était vivante, ne voudrait sûrement pas d’un narrateur qui sait tout, plus qu’elle-même et que l’auteur lui-même, pas de ce narrateur-là non plus qui pour l’instant est mou et ennuyeux – n’en déplaise à ceux qui croient qu’il faut de l’imagination pour écrire, l’écriture a tout simplement à voir avec la psychanalyse (et elle n’a qu’à raconter l’histoire, la grand-mère, puisqu’elle est si maligne).

Un jour, une plage
"Je suis déchiré, madame, j’aurais pas dû boire. Non, non, vous en faites pas, je vais aller me baigner, ça va aller et ça ira mieux. Non, non, c’est pas dangereux, vous inquiétez pas. Vous lisez ? Ah. Vous êtes féministe, vous, madame ? Moi je pense que mon père, il m’aurait jamais élevé comme ma mère, c’est normal, c’est un homme. Non, mais ce que je veux dire, c’est, c’est que par exemple il m’aurait jamais dit “je t’aime”. Moi ? Moi, je sais pas, madame. Non, je sais pas si je dirais “je t’aime” à mes enfants. Je crois pas, madame, c’est les mères qui savent dire ça.
Je sais pas.
J’ai pas d’enfants, et y a que les mères qui savent."

Au sommaire

  • Texte inédit "Journal de résidence", extrait 
  • Bio-bibliographie
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Un oloé ? [espace élastique où lire où écrire : mot créé par Anne Savelli]
      N’importe où quand c’est le moment !
    • Un toc de langage ?
      "Quand bien même" que j'utilise. Et "putain", que je m'interdis à moi-même comme à mes filles.
    • Un agacement ?
      Encore le mot "putain"…
    • Un coup de cœur artistique ?
      Tous les films de Krzysztof Kieslowski.
    • Un son ou une musique ?
      Le silence des montagnes, de la mer, des forêts.

Édito

Laurence Vilaine et La Marelle, c’est une vieille histoire. Ça commence par une première rencontre en 2012, avec Delphine Bretesché comme bonne fée. Puis nous accueillons Laurence Vilaine pour une première résidence de création en 2014, avec un projet entre Marseille et Alger : "J’entends des chants de femmes". Cette première résidence est percutée par un deuil mais donnera naissance au livre La Grande Villa (Gaïa, 2016), entièrement écrit à La Marelle : "c’est le lieu qui a fait l’histoire". Ce texte sera mis en musique par Bijan Chemirani et porté sur scène à plusieurs reprises.

Été 2022, nous proposons à Laurence Vilaine d’habiter d’autres murs : c’est à la Villa Deroze qu’elle installe à sa table d’écriture un nouveau projet de roman, Ça part d’un coup de vent. Avec Laurence Vilaine, ce sont souvent des histoires de fidélité. Ainsi, à l’aube de son écriture en 2021, ce roman a fait l’objet d’une résidence avec Désirdelire à Reillanne (04), avec la chanteuse Maryam Chemirani pour "explorer les liens entre le texte qui s’écrit et la voix / le chant qui lui répond, en lien avec l’histoire du roman".

"Anita l’avait dit, Dieu viendra au village, tout endimanché et sans souffler mot. Et ça a été la lubie de trop." Ce sont les premières phrase de ce nouveau roman. "Le roman part d’un coup de vent, d’une mèche qui s’envolera peut-être au premier mistral. C’est le temps long de l’écriture qui conforte les intuitions des départs ou les ébranle, et fait surgir ce que souvent je ne soupçonne pas." Mais nous reconnaissons déjà, dans ces premières lignes prudentes, la délicatesse et la sensibilité des mots de Laurence Vilaine.

Elle nous propose pour cette revue un journal de sa résidence à la Villa Deroze, nous permettant d’entr’apercevoir ce qui se joue dans ces temps de création et comment la vie pénètre les histoires.

Fanny Pomarède
Directrice de La Marelle, octobre 2022

La revue radiophonique


La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle