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J’avais pourtant encore grand espoir dans la beauté humaine, je croyais encore au riche cantique des âmes mêlées quand j’avais croisé Gavée de Lumière au Café des Soleils. C’est un petit café tout bleu planté au cœur de Marseille. Le propriétaire, dit la foule, l’a ainsi peint, comme une première pierre posée, pour nous inviter à laver la terre souillée de sang. Un café s'il vous plaît

La première chose que je peux vous dire…

Jean d’Amérique

Revue #101

Mai 2022

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que pour aller voir le jour se lever, je prends la rue du café.

"Un café s'il vous plaît", extraits

Les aéroports méritent d’être brûlés. Cela apaiserait un peu l’angoisse qui sévit dans ce monde. Brûlons les aéroports, car les marées humaines qui imitent l’armée des fourmis folles dans les salles de départ sont, pour beaucoup, des machines à vide, des rails qui donnent libre cours aux locomotives du manque.
Les gens partent et laissent des lieux impossibles à remplir en leur absence.
Un amoureux se fait traîner par un billet d’avion. Son complément de chair et de cœur reste condamné à la limite d’une porte d’embarquement, à remplir un long dossier de larmes.
Une Terrienne se fait chasser par une interdiction – prescrite par d’autres Terriens – de prolonger séjour sur une partie de la Terre. Son amoureuse pleure, elle, sur son passeport en droit de passer par tous les ports.
Des parents renflouent le compte de leur cauchemar, se blessent les yeux dans le dos de l’enfant qui s’en va, appelé par un rêve en contrée lointaine.
Comme s’arrache un arbre du cœur de la forêt, une passante s’apprête à quitter sa ville bien-aimée. Une lueur chagrine s’érige sur son visage, tel un drapeau inflexible.
Et tant d’autres cas égaux en détresse. Tout un flot de partances amères, toute une nuée de soleils dispersée par la hache des séparations. La population aéroportuaire est à moitié pourvoyeuse de sanglots. Le départ des uns fêle les jambes fixes des autres, l’envol des unes foudroie l’aile barricadée des autres. Les aéroports sont des carrefours douloureux, des pays maudits par l’entrée du manque au pouvoir. Je persiste dans l’idée qu’un destin de cendre leur est nécessaire, mais l’oiseau dans mon arbre tisse sans relâche un avenant nid d’errance, l’oiseau en moi lève haut le chant tremblant de l’ailleurs : "Joins tes ailes au vent, donne ta voix à l’hymne des traversées et navigue, et l’avenir dessinera le prochain geste, et la vie te dira le reste".
Encadré par le tumulte de ces deux lignes, mon esprit sollicite la drogue salutaire inspirée par la levée de l’aube, mon esprit commande la chaude coulée qui ponctue le réveil : un café, s’il vous plaît. Qui dit mieux que se brûler dans cette douce alarme du jour, qui dit mieux qu’une langue plongée dans ce noir mais étincelant appel de l’aurore ? Je défie le monde de créer des matins sans café et d’échouer en même temps à noircir mes jours.
Le plaisir d’un café se vend à quelques euros perdus… Seul, pour sûr, c’est du froid que l’on boit. C’est investir dans la lumière que d’inviter l’autre dans notre tasse. Si ce garçon, dont l’étoile m’accroche à un frisson haut en douceur, avait le courage d’arrêter le service pour partager, couché entre les cycles vibrants d’une heure humaine, un café à ma table, j’en viendrais à célébrer le proche néant de la dictature du capital.

L’idée de prendre un café avec toi bout en moi, je voudrais me coller à ton être. Un poème ardent habite ma peau, je voudrais me coller contre la tienne. Par la porte d’un café. Je t’invite en moi, chez moi. Viens, pénètre-moi, viens, viens en moi, par la porte d’un café. Par la porte du café, l’unique mer noire qui essuie les vagues à l’âme, l’unique fleuve noir qui enchante le jour assoiffé, l’unique fleuve noir où transparaît la chaleur humaine.

Le garçon ne tremble pas. L’absence de poésie est la plus grande pauvreté qui puisse nous frapper. Le garçon ne fait pas route au soleil qui l’invoque. Si on était au printemps, je le traînerais dehors, le donnerais en offrande au vent, qu’il y découvre la fête folle des oiseaux, qu’il y savoure la fougue pétillante des bourgeons. S’il pleuvait à l’instant, je l’inviterais à contempler la vitre et distinguer le doux chemin des buées.
En vérité, en vérité, je le dis, l’absence de poésie est un grand danger pour les poumons.
Le garçon s’acharne au service, je l’invite à entrer chez moi, en moi, par la porte d’un café, il ne tremble même pas. Je lui adresse ma fièvre, il verrouille le frisson dans ses abysses les plus reculés, ne fait point de signe à la lumière.

Au sommaire

  • Texte inédit "Un café s'il vous plaît", extraits 
  • Bio-bibliographies
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Un toc de langage ?
      Après…
    • Une autrice fétiche ?
      Alejandra Pizarnik
    • Un son ou une musique ?
      11' o'clock
      , Izi One
    • Une bonne résolution pour cette résidence ?
      Écrire un peu plus à la main...

Édito

Auteur essentiel de la nouvelle génération haïtienne, les écrits de Jean d’Amérique nous impressionnent par leur acuité, leur fureur et leur vitalité : une poésie aux prises avec le réel politique, d’Haïti bien sûr, mais qui porte ses coups bien au-delà. Il brandit la poésie comme une arme pour dénoncer le chaos — violence, corruption, injustices sociales, dangers de l’exil, catastrophes naturelles… — et peut-être comme une arme de transformation aussi. Ce qu’il désigne comme une "poésie haute en colère" vient dynamiter la langue, et esquisser de nouveaux contours à la figure du poète : il est là pour témoigner, lutter, mais aussi "recoudre le monde". Son travail d’hybridation sur la langue est tout aussi passionnant : mélange des genres, des registres de langue, oralité et musicalité, puissance des images et inventivité lexicale…

Jean d’Amérique est une voix contemporaine que nous sommes fiers d’accueillir à La Marelle. Dans son projet d’écriture (peut-être un roman ?), Jean d’Amérique parlait de son envie de découvrir Marseille, comme une intuition "qu’il y a quelque chose que je devrais vivre là-bas, quelque battement qui profiterait peut-être à mon geste créatif…" ll nous paraît évident que l’âpreté de la ville, ses contrastes extrêmes, son fort caractère, feront écho à ses textes et sa préoccupation de replacer l’homme au cœur de sa vérité, entre la noirceur (celle de la violence et du chaos) et la lumière (celle de la nature et de la poésie).

Fanny Pomarède,
directrice de La Marelle

La revue radiophonique


La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle