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Je m’empare de L’Île au Trésor de Stevenson. La lecture a bien avancé, nous entrerons bientôt dans la troisième partie, "Mon aventure à terre", et la magie stevensonienne a comme prévu rempli son office, nous voulons tous plus ou moins savoir comment les choses vont mal tourner pour Long John Silver et sa clique.
Cinq minutes à eux

La première chose que je peux vous dire…

Didier da Silva

Revue #43

Juillet 2019

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est qu’on n’est pas au bout de nos peines.

Cinq minutes à eux, extrait

Un autre matin, un autre groupe, une autre prison — soyons précis, un centre pour peines aménagées, lequel abrite moins d’une centaine de pensionnaires, candidats au régime d’une semi-liberté. Ceux-là viennent juste d’arriver, débarqués de la grande prison — un millier d’âmes — juste à côté (50 mètres à vol d’oiseau), et sont pour trois semaines (m’explique-t-on) en observation ; s’ils s’acclimatent et filent doux, une première sortie leur sera accordée.

(Pour l’heure ils sont déboussolés ; dans la prison d’en face on leur fichait plus ou moins la paix et toutes ces activités qu’on leur impose ici — ma pomme y comprise — perturbent leur usage du temps, manière polie de dire que ça fait chier de ne pas pouvoir reprendre cette partie de pétanque, par exemple, ou bien rester peinard à grignoter devant sa télé de mauvais biscuits cantinés — deux ou trois choix possibles je crois, j’ai vu passer une liste des denrées disponibles.)

Avant de partir les rejoindre (une traversée de trois quarts d’heure), j’ai attrapé dans ma bibliothèque Le Passe-muraille et autres nouvelles de Marcel Aymé, un volume de la défunte collection "1000 Soleils" que l’on m’offrit pour mes dix ans ; j’ai toujours adoré l’histoire qui s’appelle "Le Décret", écrite pendant l’Occupation, dans laquelle le gouvernement, pour couper court aux pénuries, imagine de précipiter la part moins active de la population (dont les écrivains) dans les limbes de l’inexistence un jour sur deux ou vingt-neuf sur trente (ils disparaissent à minuit pile, laissant un petit tas de vêtements, à leur retour nus comme Adam ils n’ont pas la moindre conscience de leur séjour dans le néant), dispensant des cartes de temps comme il en est de rationnement, je me dis que ce conte cruel saura parler à des prisonniers, qu’il est riche de toute sorte d’échos avec leur propre situation.

C’est un fiasco. Un seul m’écoute, le plus âgé (il sourit parfois, je me raccroche à lui désespérément), les autres font mine de dormir, dessinent dans leur cahier, soupirent avec ostentation. Le style bourgeois d’Aymé et ses sous-entendus leur échappent complètement, moi-même je n’y comprends plus rien, la nouvelle n’est pas longue mais aller jusqu’au bout est un chemin de croix (je continue ? vous êtes sûrs ?), je me maudis d’avoir manqué à ce point de discernement : l’ironie n’est pas le plus sûr des moyens de communiquer.

Le lendemain, pour me faire pardonner, je leur apporte des crêpes maison fourrées au chocolat et les poèmes clairs comme l’eau de roche de Charles Reznikoff, qui éveilleront leur intérêt.

"Si seulement je pouvais écrire avec quatre crayons entre cinq doigts
et avec chaque crayon une phrase différente en même temps —
mais les rabbins disent que c’est un art perdu, un art perdu.
"

(Celui-là leur a plu.)

*

Très vite, le matin même de mon dernier jour au centre, j’écris une espèce de poème — ce qui ne m’était pas arrivé, au sens strict, depuis l’adolescence — dans un cahier semblable à ceux que je leur ai distribués (moi qui depuis vingt ans n’écris plus qu’à l’ordinateur, mais à la guerre comme à la guerre). Je le lis à mon petit groupe sur les coups de onze heures et demie — dans dix minutes je rejetterai, sous le ciel libre, la première bouffée d’une cigarette avec soulagement.

J’ai passé du temps avec des hommes
Que d’autres hommes ont privé de leur liberté

À tort ou à raison
Parce qu’ils avaient commis un crime

J’ai vu qu’ils se plaignaient beaucoup
À tort ou à raison
De leur situation

J’ai vu aussi toutes les petites et grandes humiliations
Qui font leur vie
Attendre à la porte
Attendre à la porte
Attendre pour tout
Comme des enfants

Ce temps rogné dans cet espace rogné
Et qu’il y avait de quoi devenir fou

Fou d’impatience au moins de quitter cet endroit
Dont je me demandais s’il ne marchait pas
À l’envers

Leur condition pourtant est douce
Au regard des cachots sordides
Qui encombrent les siècles
Des vieillards mis aux fers sans lumière
Au fond d’un trou
Des casseurs de cailloux

Mais la prison reste la prison
Cette effarante disproportion
Entre une faute unique dans le temps
Et ces vexations quotidiennes
De jour en jour actualisées
Pendant des mois ou des années
Rejetant la faute ou l’erreur

Toujours plus loin dans le passé
Obstruant le champ et l’esprit

Si bien

Que je ne savais pas s’il restait de la place
Pour le remords
Pour le pardon
Pour la raison

Mon voisin direct, lecture faite, demande confirmation : "Ça parle de nous ?" J’opine. "Alors c’est bien."

*

Tous les cahiers pour ainsi dire sont restés obstinément vierges. Puisque je n’étais pas un prof et que nous ne faisions pas classe ; parce que je crois que l’écriture est intrinsèquement solitaire et qu’on ne la claque pas des doigts, si l’on veut qu’elle vaille quelque chose, je me bornais à les inciter par l’exemple et de toutes les façons possibles à déboucher leur stylo-bille quand ils auraient cinq minutes à eux, possession dont, dans ma grande naïveté, je les croyais profusément riches. Ils avaient certes du temps à tuer, mais il s’agissait bien de le tuer, entre deux appels, deux rituels, deux angoisses — et cette intention criminelle ne s’accordait pas au calme requis pour s’écouter penser ; sans compter que nombre d’entre eux ne savaient pas écrire le français.
Alors nous discutions. Une phrase de Stéphane Bouquet (la dernière ou peu s’en faut de sa Cité de paroles) me servait de viatique et de bénédiction :
"Papoter = la vie même."

Au sommaire

  • Texte inédit "Cinq minutes à eux"
  • Bio-bibliographie

Édito

Dans le cadre de sa mission de développement de la lecture en milieu carcéral, l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur a proposé à La Marelle de l’accompagner dans un projet expérimental de résidence artistique. Cette première expérimentation s’est achevée en début d’année 2019. Le dispositif de cette résidence est singulier et inédit : les écrivains ne logent pas dans l’établissement proprement dit, mais dans une "chambre de garde" à proximité.
Le programme de la résidence est construit avec chaque auteur et chaque service d’insertion et de probation (SPIP) en fonction des envies, des possibilités et des attentes du public. Les écrivains Mika Biermann et Didier da Silva se sont prêtés au jeu, parfois inconfortable, de cette résidence atypique dans les établissements pénitentiaires de Draguignan et de Tarascon, et le Centre des peines aménagées de Luynes.

Didier da Silva, lorsque nous lui avons fait cette proposition, a rapidement eu l’idée d’ateliers de lecture avec les détenus. Il a choisi de leur lire en intégralité, à la manière de feuilletons journaliers, L’Île au trésor de Stevenson. Ce qui nous a semblé risqué a priori a finalement produit les moments d’échange et de partage les plus forts entre l’auteur et les détenus. Totalement investi, Didier da Silva a abordé cette résidence avec douceur et bienveillance. Nous le remercions pour sa grande capacité d’adaptation, en particulier lorsqu’il a été contraint de changer d’établissement pénitentiaire, et de recommencer ce travail de lien avec de nouveaux détenus. Il nous livre ici un texte très beau sur cette expérience, tout en élégance et pudeur.

La Marelle est très heureuse d’avoir accompagné cette expérience inédite de résidence d’auteur en prison. Ce dispositif de résidence permet la présence particulière de l’auteur dans l’espace de la prison, et l’immersion pour l’auteur dans un monde auquel peu ont accès. L’équilibre entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit apparaît bien comme la condition de la véritable rencontre.

Claire Castan, pour l’Agence régionale du Livre
Provence-Alpes-Côte d’Azur
& Fanny Pomarède, pour La Marelle

Informations

Didier da Silva était en résidence avec La Marelle et l’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur en octobre 2018 au Centre de détention de Tarascon, puis, en janvier et février 2019, au centre pour peines aménagées d’Aix-Luynes (13), dans le cadre du dispositif "Un auteur en prison".

L’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur et La Marelle remercient les personnes détenues qui nous ont fait confiance, les services pénitentiaires d’insertion et de probation et les personnels des établissements pénitentiaires qui accompagnent et valorisent le projet auprès des personnes détenues, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille, les auteur·rice·s pour leur délicate implication, les institutions qui œuvrent pour l’écriture, le livre et la lecture, les actions éducatives et culturelles, et qui soutiennent le projet.

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle