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Dans le silence qui s’installe autour de la table, entrecoupé par le grattement des crayons, dans ce silence-là, je ne me sens jamais seule. C’est un silence plein, le genre de silence qui peut tant vous manquer, et pour quelques minutes, j’oublie où je suis. Je regarde ces hommes penchés sur la feuille blanche, avec des corps absents, en réalité loin, très loin.
Planète–prison, un aller-retour

La première chose que je peux vous dire…

Georgia Doll

Revue #91

Avril 2022

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que les poissons rouges en mal d’amour ne versent pas de larmes.

Planète–prison, un aller-retour, extrait

Sur la route matinale, rien que du brouillard. Dans ma tête, aussi, du brouillard. Derrière les vitres embuées, les paysages défilent dans la pénombre. Est-ce le début ou la fin de l’hiver ? Malgré la fatigue, je suis excitée comme un enfant au matin de la Saint-Nicolas. C’est la première fois que je sors de mon périmètre, après tous ces mois faits d’attente et d’impossibilités. Mon corps a perdu l’habitude de se déplacer autrement que par ses propres mouvements, mais le train est vraiment parti et j’ai coché la bonne case dans l’attestation : je ne risquerai pas la prison pour aller à la prison.

Un fait est certain : l’eau n’est plus une chose acquise. J’ai entendu cette phrase au réveil à la radio ou je l’ai rêvée, elle tourne dans ma tête, se heurtant aux limites extérieures de mon crâne. "Il y en a un qui est rentré dans le train sans masque."

Je me croyais seule dans le wagon et je sursaute. En me retournant, je vois deux contrôleurs arriver de l’autre bout du wagon et se planter devant un très jeune homme, assis aux côtés d’une jeune femme. Les deux montrent leurs cartes d’abonnement, mais le garçon dit qu’il a oublié ses papiers.

"Déjà, vous n’avez pas mis de masque... J’appelle les flics."
À la gare, je retrouve le jeune, accroupi devant un panneau publicitaire. Cinq policiers cagoulés l’entourent comme un mur humain. L’un d’eux se retourne vers moi.
"Écartez-vous et laissez-nous faire notre boulot." Je me range à côté de la jeune femme et je saisis mon portable.

"Il est interdit de filmer un agent de police dans l’exercice de sa fonction." Je n’ai pas lu le journal ce matin, alors je ne sais pas quelle est la loi aujourd’hui, mais je continue à les filmer. À la fin de la procédure, le mur se défait et le jeune homme se relève. La transpiration a dessiné un T entre ses sourcils et son nez qu’il essuie avec des doigts qui tremblent.

Son amie lui fait signe : "On va être en retard pour l’école".
Le policier s’est approché de moi. Ses yeux sont bleus, presque transparents.

"C’est à cause de gens comme vous que tout va mal !" Il retourne auprès de ses collègues et je sais que je suis née sous une bonne étoile. Quand le bus arrive sur la route de l’Enfant, les murs de la prison apparaissent au loin, ils sont surplombés par le relief d’une montagne. À l’approche, les montagnes disparaissent et les murs se dressent à l’infini. Le barbelé se détache du gris sombre, un avertissement. Devant le parking, la statue d’un homme accablé. Il se met à pleuvoir.

*

La porte va s’ouvrir, je crois bien que c’est pour bientôt, maintenant. Devant la vitre miroitée, un homme parle à une personne invisible. Il raconte à son reflet dans le miroir qu’il a apporté des habits pour son frère. "Ça fait dix jours qu’il est arrivé de Paris, il n’a rien à se mettre."

La voix du jeune homme se perd dans la grisaille. Nous sommes dans les années vingt du deuxième millénaire. Toutes et tous, nous attendons l’ouverture, la reprise, le voyage, la famille, le retour de la normalité, la liberté. Moi j’attends pour rentrer dans la prison depuis une heure, un mois, un an. Elle a été doublement fermée, de l’extérieur et de l’intérieur. Mais je sais que je n’ai encore rien vu en matière d’attente. On m’avait prévenue : la première chose qu’on doit apprendre ici, c’est la patience. Enfin, la porte s’ouvre pour se refermer lourdement dans mon dos. Avant d’aller plus loin, je laisse mon identité gravée sur une carte en polycarbonate, mon appareil connecté et mon argent. Mes doigts glissent sur les murs en appuyant sur des touches imaginaires, c’est comme un poids qui s’enlève et un autre qui se rajoute. J’enlève mes chaussures et je glisse en chaussettes à travers l’appareil comme une vieille patineuse artistique.

À première vue, il n’y a rien que je n’aurais pas vu ailleurs : portes verrouillées, contrôle d’identité, contrôle d’autorisations, casiers, clés, badges, vidéophones, scanners corporels à ondes millimétriques, caméras de surveillance, affiches "alerte vigipirate", affiches "alerte sanitaire", gris, béton, barbelés... La ville s’est jetée sur une feuille blanche et elle s’est froissée pour devenir une boule condensée. Mais je commence à comprendre qu’ici, ce nesont pas les choses qu’on voit qui importent, mais les choses que l’on ne voit pas.
À l’intérieur des murs, le temps se dilate. Les barreaux sont bleu turquoise, les portes rouge sombre, le blanc des murs complète le drapeau tricolore déteint. Nous nous arrêtons devant la porte 85. Combien de portes y a-t-il, dans cette prison, qui doivent s’ouvrir et se refermer avant qu’une autre puisse faire pareil ? Un surveillant me le répète avec un sourire pincé : "La patience, c’est la première chose qu’il vous faut quand on travaille ici". Quand je me présente, il me répond à voix basse, comme s’il me soufflait un secret. J’ai compris "monsieur Chou", mais je n’ose pas lui demander une deuxième fois. Pourtant, il n’y a personne, les résidents de la Maison d’Arrêt sont en cellules. D’autressurveillant·e·s arrivent devant la porte fermée, j’écoute les bribes de conversations : "Le manque de moyens... l’absence de réponses... surcharge mentale... cas contact... taux d’incidence... antigénique ou PCR ?... négatif, positif... cluster... première vague, deuxième vague, troisième vague... Tu as vu sa vidéo ?". Depuis que le gouvernement a déclaré la guerre à un ennemi invisible, nous sommes entrés dans un nouveau grand récit. Il envahit nos vies jusque dans leurs derniers recoins et remet toutes nos histoires au second plan, jusque dans nos rêves. Nos drames et comédies continuent silencieusement, sans audience. Notre vocabulaire, aussi, a changé. Nous nous appliquons à employer les nouveaux mots sans rien comprendre. Pendant que la planète se réchauffe, la langue refroidit.

Au bout d’une éternité, la porte 85 s’ouvre et je m’avance plus loin dans les couloirs. À chaque pas la pesanteur augmente comme si j’approchais le centre de la Terre. Je comprends que je m’engage dans un deuxième récit, imbriqué dans le premier, comme une matriochka. Le grand récit collectif jette son ombre froide, ici aussi, mais la langue se rétracte en sigles, abréviations et numéros. Lorsque j’entre dans la bibliothèque, c’est comme si je rendais visite à un tas d’ami·e·s. Ils et elles me saluent, à leur manière silencieuse. Les barreaux devant les fenêtres me dévisagent, mais j’arrive de nouveau à respirer. Ces ami·e·s-là, je peux les toucher, pas comme mes ami·e·s humain·e·s que je n’ai pas pu voir ni serrer dans mes bras depuis tant de temps. "Donnez-moi un livre pour que je ne devienne pas folle, pour le prendre dans mes mains, le serrer contre moi et sentir une présence humaine sans peur de contamination."

La bibliothèque est toujours fermée au public. J’entends les livres sur les étagères chuchoter des histoires que je connais, des histoires que je ne connais pas et des histoires que je ne connaîtrai jamais. Dans ma vie, je n’ai jamais manqué de livres ; je suis née sous une bonne étoile...

Au sommaire

  • Texte inédit "Planète–prison, un aller-retour"
  • Bio-bibliographie

Édito

Entre 2018 et 2020, l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur a proposé à La Marelle d’accompagner des projets de résidences artistiques en milieu carcéral. Mises en place dans le cadre de sa mission de développement de la lecture et de modernisation des bibliothèques carcérales, ces résidences ont été le fruit d’échanges atypiques et inspirants, tant pour les artistes invité·e·s que pour les participants : une semaine de présence chaque mois dans l’établissement pénitentiaire, pendant laquelle l’auteur·trice était invité·e à assister, voire participer, aux activités de l’établissement, à proposer des discussions, des lectures ou des ateliers. Dans chaque établissement participant, le service pénitentiaire d’insertion et de probation a élaboré avec l’auteur·trice un programme détaillé et un projet commun, en adéquation avec le projet d’établissement.

Georgia Doll a effectué sa résidence à la bibliothèque centrale du centre pénitentiaire d’Aix-Luynes. La temporalité de cette résidence et le projet de l’autrice ont sans cesse dû s’adapter aux aléas de la crise sanitaire, dont les effets sont amplifiés en milieu carcéral. Georgia Doll a su, avec la douceur et l’humanisme qui la caractérisent et dont le texte de cette revue témoigne, glisser dans ces interstices fragiles des moments de partage intenses avec les détenus et les équipes rencontrées sur place.

Marina Pollas
coordinatrice de la mission Culture/Justice de
l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur
& Fanny Pomarède
directrice de La Marelle

Informations

Georgia Doll était en résidence avec La Marelle et l’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur entre octobre et décembre 2021 au Centre pénitentiaire d’Aix-Luynes (13) dans le cadre du dispositif "Une autrice en prison".

L’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur et La Marelle remercient les personnes détenues qui nous ont fait confiance, les services pénitentiaires d’insertion et de probation et les personnels des établissements pénitentiaires qui accompagnent et valorisent le projet auprès des personnes détenues, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille, les auteur·rice·s pour leur délicate implication, les institutions qui œuvrent pour l’écriture, le livre et la lecture, les actions éducatives et culturelles, et qui soutiennent le projet.

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle