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Ce n’était pas compliqué : pour faire marcher un briquet, il fallait dorénavant des allumettes. Ce qui est un peu con, je vous l’accorde. Mais bon, bien obligé, il fallait s’adapter. 
WTF, conte cruel discount

La première chose que je peux vous dire…

Annabelle Verhaeghe & Benoît Toqué

Revue #97

Avril 2022

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que nous sommes deux, et que ce n’est pas facile pour prendre des décisions. On ne peut pas voter, il faut débattre et ça prend des plombes. Le premier coupe la fin d’une phrase et la met au début, parce qu’en français on peut faire ce qu’on veut, puis l’autre arrive sournoisement par derrière et remet les mots encore ailleurs, au milieu par exemple, parce qu’elle préfère comme ça. Rien que ce bout de texte, ça nous a pris deux semaines, c’est vous dire ! Mais en fait, ce serait peut-être pas mal, comme mode de présidence.

"WTF, conte cruel discount", extraits

La révolution des allumettes

Il était une fois : pendant ce temps-là, on avait trouvé des allumettes. Plus précisément, les villageois partisans de l’idée de Bernadette de tout faire cramer avaient trouvé des allumettes. Plein d’allumettes. En effet, dans ce pays, plus aucun briquet ne fonctionnait depuis que les usines produisant le mischmétal nécessaire à la fabrication des pierres à briquet avaient été délocalisées, puis les frontières fermées du fait des nombreuses et incessantes tensions internationales, empêchant l’importation desdites pierres en provenance de contrées plus ou moins lointaines, mais dont on ne se souvenait plus désormais que péniblement les noms. Le secret de fabrication des pierres s’était entretemps perdu.

Il faut dire que le bâtiment dans lequel se trouvait le serveur hébergeant la version française de Wikipédia, dont la localisation était pourtant tenue secrète, avait été – tout à fait accidentellement, bien entendu – vendu à un promoteur immobilier, qui s’avérait être également un ancien prédicateur devenu préfet de région. Autant dire que ce cumul de fonctions le rendait peu scrupuleux des procédures, et le bâtiment fut inopinément détruit afin de construire, à la place, un complexe social balnéaire. Depuis ce fâcheux et fortuit événement, ceux qui parlaient encore anglais sur le territoire, de loin en loin, s’attelaient à traduire le Wikipédia anglophone, tâche ingrate s’il en est, dans une approximation peu
scientifique. Ça n’avançait pas bien vite. Surtout avec la montée en puissance des régionalismes, qui avait engendré une quantité incroyable de Wikipédia concurrents : basque, provençal, catalan, corse, breton, occitan, ch’ti…, les gens préférant traduire les articles dans leur dialecte local plutôt qu’en français parisien. Seul le Wikipédia alsacien ne s’en sortait pas trop mal, du fait d’une subvention annuelle allouée par le land allemand voisin.

Ce n’était pas compliqué : pour faire marcher un briquet, il fallait dorénavant des allumettes. Ce qui est un peu con, je vous l’accorde. Mais bon, bien obligé, il fallait s’adapter. Le point positif, malgré tout, c’est qu’il y avait justement une usine d’allumettes à la sortie du village, donc on n’était pas tout à fait démunis. C’était le premieremployeurdubled.Ducoup,pourles habitants, les allumettes, c’était soit son boulot à soi, soit celui des copains ou de la famille. Genre les petits frères disaient aux grands : quand est-ce que j’y vais à l’usine d’allumettes ? Et tout le monde en ramenait à la maison. À raison d’une boîte par jour – dont le prix était retiré du salaire, mais très avantageux en comparaison de celui qui avait cours dans le commerce –, on n’en manquait pas. La plupart des gens en avaient des armoires entières dans leurs baraques, en entreposaient des caisses dans leurs granges ou dans leurs garages. Ha ça, en matière d’allumettes, on était parés, on pouvait voir venir.

À tel point qu’un musée de l’allumette avait été créé par le maire lors de sa quatrième campagne électorale. Une initiative fort bien accueillie et qui avait assuré sa réélection, comme il s’y attendait. Approvisionné par les maquettes de monuments remarquables faites par les villageois durant les soirées d’hiver du club, très prisé, de diorama, on pouvait y voir une tour Eiffel, une pyramide volante, un pont du Golden Gate ou une basilique Saint-Pierre, entre autres réalisations. Il y avait aussi quelques animaux emblématiques du siècle : homards modifiés à quatre pinces, chevaux cornus et ours post-polaires avec leurs adorables petits. Le maire, quant à lui, s’était réservé les fameux dauphins en allumettes de la mère Legrand pour décorer son bureau. Il avait toujours bien aimé les dauphins, d’autant plus depuis leur départ précipité pour une autre galaxie. Il en possédait d’ailleurs quelques figurines en porcelaine mais ne pouvait pas les exposer à la vue de tous : les gens n’étaient pas sortables, ils auraient touché les bibelots et les auraient cassés.

Initialement envoyés par l’AFP pour couvrir un concours de tartes aux courgettes qui devait se tenir cet après-midi-là dans le village, mais dont tout le monde avait oublié l’existence suite à la soudaine chute des arbres, Benoît et moi avions été installés dans une chambre au-dessus du musée. Ce roman, comme le modèle réduit de Big Ben que Benoît termine en ce moment-même, est le résultat de notre désœuvrement suite à l’annulation du concours de tartes. Heureusement pour nous, nous aurons une nouvelle mission dès demain, consistant à couvrir l’inauguration du tunnel que la ville voisine – communément appelée "la ville" – est en train de creuser dans la montagne et qui doit permettre de rallier le village – et surtout son usine d’allumettes – plus rapidement, tout en échappant aux attaques de bandits.

Au sommaire

  • Texte et dessins inédits "WTF, conte cruel discount", extraits 
  • Bio-bibliographies
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Un agacement ? 
      Beaucoup. Dont la difficulté d’écrire des réponses spirituelles tout en scannant d’anciens magazines agricoles.
    • Un auteur fétiche ?
      Raymond Federman, ou Douglas Adams.
    • Un son ou une musique ?
      David Bowie, ou les ronronnements de mon chat Pistache
    • Une journée type de l’écrivain·e au travail ?
      Le plus dur est d’avoir déjà un truc écrit à relire…

Édito

Séparément ou ensemble, Annabelle Verhaeghe et Benoît Toqué s’intéressent aussi bien à la poésie qu’à la narration (fictionnelle ou non), à l’oralité, à l’image, à l’animation, au son… et à tout un tas de choses qui peuvent potentiellement s’hybrider ! Après leur première rencontre en 2013, et au fil de nombreux autres croisements, ils ont souhaité mener un roman poétique transdisciplinaire intitulé WTF dont le travail se poursuit en résidence à La Ciotat.

Le point de départ de ce "conte cruel discount" ? Dans un avenir proche, des arbres pleuvent sur un petit village. Point de départ fantaisiste à un texte qui comporte quantité de personnages et de péripéties, d’inventions narratives et langagières. "Au fil du récit, les lecteurs découvrent […] un futur archaïque, bon marché et d’une qualité douteuse, avec son maire apeuré par ses concitoyens ; son faux sorcier-prophète, en réalité scientifique ; son ouvrière souffre-douleur qui se rebelle ; son économie basée sur l’exploitation de la forêt…" Par son incongruité débridée (dont les extraits publiés dans cette revue donnent un bel aperçu), cette anticipation fait écho à l’absurdité indécente de notre époque.

Mais WTF est aussi une autoanalyse du processus d’écriture, nourrie des réflexions qui s’immiscent à l’intérieur même de la fiction. Bref, tous les ingrédients sont ici réunis pour aboutir à une création réjouissante. Et qui sait, prémonitoire… ?

Pascal Jourdana
La Marelle,
avril 2022

La revue radiophonique


La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle