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123e jour de mer

Carnet de résidence

Don Datto di Melito

28 Novembre 2016

La vérité, si fine soit-elle, ne casse jamais. Elle flotte au-dessus du mensonge
comme l’huile au-dessus de l’eau.
Cervantes, Don Quichotte, Tome II, chant X

 

De l’essence au briquet, de la poudre aux couleuvrines, du rhum aux barriques, de l’encre de seiche à la pompe ; les pleins sont faits ras la gueule. Les dés d’ivoire du Cygne noir sont à nouveau jetés, les cartes du fourreau tirées, et l’amarre oubliée. Une nouvelle résidence d’écriture pavoise, solitaire cette fois : La Méjanes d’Aix-en-Provence, après La Marelle de Marseille.

Aujourd’hui j’attaque le chant XIIII sur XXI, la Tempérance donc, la quatorzième lame du tarot. Le pot au noir qui avait englouti la caraque du héros sur le récif d’une île enchantée au chant VIIII du Tome I est passé depuis longtemps. Il avait brisé le vaisseau du héros. Jusqu’ici, les plongeurs n’ont encore retrouvé aucune trace du Blanc-Jean, et pourtant certains historiens s’accordent à dire qu’il y a bien sombré. Son capitaine, lui, est retenu prisonnier à terre par un serment. Il ne sait toujours pas d’ailleurs s’il est vraiment mort ou bien vivant. En ce moment même, il se rassasie de langoustes grillées sur une plage de sable noir. Et moi, pendant qu’il fait bombance, j’avale, puisée des cales de ma tartane, de la conserve en fer-blanc. Lui et moi reprenons des forces.

Aucune nouvelle de Don Datto di Melito. Je m’inquiète. Pendant que je m’installais dans ma cabine, deux perruches vertes fluorescentes se posèrent sur un cyprès, dans l’axe de mon hublot. Ton sur ton, leurs mélodies m’ont invité à plus de tendresse. Merci du message. À la revoyure, petits dragons de sinople ! Depuis les fresques chaotiques du volcan peintes à grands coups de couteau dans l’épaisseur de l’huile écarlate du Tome I, j’ai décidé d’alléger le style du récit pour dégager l’horizon de ses plus sombres nuages. Les symboles s’estompent, les marines virent au pastel. Quelques traits de vif-argent continuent bien entendu de zébrer le ciel sporadiquement. Le récit s’apaise comme le ressac indolent, à midi en été, sur une plage de nacre. J’ai troqué, à ma dernière escale à Marseille, mon vieux jeu de Tarot pour un nouveau, plus ancien encore : un « Marteau » pour un « Camoin ». En direction des fosses sous-marines suggérées par les Lames, je peux maintenant me laisser couler le long des failles jusqu’à la racine de l’idée de mon récit, si tenté que je puisse la nommer quand il ne reste plus qu’un mot et qu’il est sacré.

À nouveau la pleine mer. Je navigue sur un cap plus subtil, superposant les voiles en abîme, sans boussole aux étoiles. Ce que je pressentais dans la nuit s’est découvert en plein jour. L’Alycastre habite assurément un labyrinthe. Ce labyrinthe-là a d’innombrables portes d’entrées et de sorties dérobées : des anfractuosités, des cavernes, des tunnels, des trous d’eau reliés entre eux par des torrents de lave depuis le centre de la terre. Il ressemble, plus que tout autre, aux méandres du Tartare qui coule derrière les cyprès du bosquet de Perséphone. L’analogie de son tracé à celui de l’enfer de la mythologie grecque s’arrête là. Dans tous les cas, l’Alycastre est citoyenne du monde. Dans son immense labyrinthe qui court sous toutes les eaux du globe, le monstre ailé ténébreux se déplace à sa guise pour tromper nos guetteurs, embrouiller les chroniqueurs et terrasser ses délateurs. L’Alycastre est partout, nulle part, mobile, silencieuse, immortelle. Elle a le don d’ubiquité tant elle est vive. C’est ainsi qu’elle s’invite à nos veillées depuis toujours, dans toutes les langues, sous toutes les latitudes et longitudes, dès lors que l’on prononce son nom de famille : Dragon.

Le deuxième Tome se profile. Mon premier nomme. Mon deuxième distingue et mon troisième en sera le nécessaire médiateur. Qui suis-je ? Je suis Un. Je suis « Les Contes de l’Alycastre » et dans mon troisième opus, son narrateur en personne s’invitera au bal de Neptune en agrégeant, à l’édifice de papier, les notes de son livre de bord ; le journal intime de sa chasse aux dragons qui sommeillent en Méditerranée. À ceux qui prêtent attention aux nouvelles colportées par le vent dans la vigueur des embruns, l’Alycastre murmure aux marins et aux armateurs que le capitaine fou du Blanc-Jean pourrait être Jonas, Achab, ou Fitzcarraldo. Mais soyez sans crainte, si vous décidez d’embarquer, le seul dragon que vous aurez à combattre à ses côtés, vous le connaissez fort bien ; c’est celui qui, sommeille dans vos cœurs, et se nourrit de vos peurs.

 

Extrait du carnet de bord des « Contes de l’Alycastre » et cliché de Dominique Dattola, directeur de la publication, en résidence à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence, le 28 novembre 2016.

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