« Tu écris trop fort, ça fait trembler la table et je n’arrive pas à dessiner ». Ainsi commence la journée. Cela nous amuse.
C’était une bonne journée.
Journal du petit précis de la vie affective à l’usage des passionnés
La première chose que je peux vous dire c’est qu’il y a eu beaucoup de joie, quelques doutes, mais pas de colère. De l’admiration, de la moquerie parfois, un peu d’espoir, et peu de désespoir. Du mépris, jamais ; de l’ambition, sans doute. De l’émulation, de la bienveillance, aussi. De la gourmandise, beaucoup ; de l’ivresse, de façon très raisonnée.
Jour 1
Repartir de zéro : cela fait toujours peur. Si l’Éthique est un de mes livres de chevet, je ne l’ouvre pas non plus tous les jours. S’y replonger prend du temps. L’essentiel reste, mais les idées sont nombreuses et complexes, et l’exégèse très grande. On peut facilement se perdre dans les commentaires...
On part acheter des post-it pour accrocher au mur, telle une enquête à résoudre.
Je viens de me rappeler que j’ai acheté mon exemplaire de l’Éthique dans une (très) bonne librairie marseillaise, il y a de ça au moins 7 ans. C’est donc un heureux hasard qu’on se retrouve dans cette ville pour essayer de clore ce projet. « Heureux hasard », ce n’est pas une expression qu’aurait appréciée Spinoza : trop passif comme sentiment.
Jour 4
On a repris le travail naturellement après le week-end.
On attaque la partie sur les affects. C’est plus simple, car moins conceptuel, mais il est difficile de ne pas s’emmêler les pinceaux entre tous les termes : affection, affect, émotion, sentiment, affect actif, affect passif, etc. Donc on déblaie le terrain pour bien se comprendre.
Je ne sais plus comment Paul Cox arrive dans la conversation, mais on se dit qu’au-delà de son travail, les livres qui lui sont consacrés sont des mines d’or et ils stimulent beaucoup. Je ne suis pas illustrateur, mais il me donne envie de dessiner ! La preuve que les affects se transmettent.
Jour 5
Il y a des journées plus difficiles que d’autres, des concepts plus durs à appréhender et à expliquer. On a pas mal buté sur la théorie du « parallélisme ». Spinoza va bien souvent à l’encontre de nos modes de perception et il est compliqué de l’appliquer à des exemples concrets. On s’imagine maître de son corps, par la seule puissance de l’esprit. Notre conscience nous fait croire que notre tête décide de tout alors que nombre d’exemples nous prouvent le contraire : il suffit de tomber malade pour se rendre compte que le corps impacte l’esprit aussi. Si c’est dur à intégrer, c’est encore plus dur à illustrer. Mathilde se doit de comprendre, et presque même d’adhérer pour dessiner.
Jour 6
« Tu écris trop fort, ça fait trembler la table et je n’arrive pas à dessiner ». Ainsi commence la journée. Cela nous amuse.
C’était une bonne journée.
Jour 8
On commence à mettre les dessins à côté du texte. Étape cruciale qui fait du bien car elle organise le propos.
Je me pose beaucoup la question des régimes de discours que je dois adopter : doit-on simplement présenter les thèses au risque de ne pas être compris, afin de laisser de la place à l’imaginaire ? Ou doit-on expliquer, tirer des conclusions, voire critiquer au risque cette fois-ci de tomber dans un discours didactique comme il en existe déjà beaucoup ? Mathilde me dit que c’est en faisant qu’on saura. Elle a sans doute raison.
Jour 9
On atteint le cœur du projet : la mécanique des affects. C’est très pratique, mais difficile à utiliser dans la vie de tous les jours.
Mathilde dit ne pas vouloir dessiner la première idée, mais la seconde, moins évidente. L’illustration doit arrêter, surprendre, et parfois même compléter le texte.
Jour 10
La boucle « est bouclée ». Nous avons tout parcouru : de la première partie de l’Éthique sur Dieu jusqu’à la Béatitude qui en est la conclusion. Si on a tout parcouru, on n’a pas forcément tout intégré : il va falloir le répéter encore quelque fois. Comprendre et intégrer sont deux choses différentes dont avait bien conscience Spinoza avec ses trois genres de connaissance. Pour passer du deuxième, qui est la connaissance par la raison, au troisième, qui est la connaissance intuitive, il faut de l’entraînement !
Jour 12
Il y a beaucoup de concepts chez Spinoza qui prêtent à confusion : « passion », qui n’est pas à entendre comme « hobby », ou encore « puissance d’agir », qui prête à croire qu’un affect passif ne nous fait pas agir alors que si.
On s’autorise quelques libertés avec le texte : à la vérité, nous choisissons la poésie.
François Santerre est « spinoziste », Mathilde Rives est illustratrice. Le point de départ de leur projet est une rencontre, où le premier essaye de convertir la seconde. Le pari est lancé : est-il possible d’illustrer l’Éthique de Spinoza ? L’enjeu est d’approcher de ce texte hautement systématique de la philosophie par l’ambivalence inhérente à l’art.
Avant leur résidence à La Marelle, face à la complexité du contenu, ils passent un long temps à chercher, avec force schémas, croquis et puis finalement dessins. C’est le début du jeu. François donne des phrases à Mathilde, qui dessine ce qu’elle comprend. Passer par le dessin pour comprendre une idée, un concept, développer le langage par l’image, le duo tient là une bonne piste. Dans cette revue, ils nous proposent le journal de travail qu’ils ont tenu pendant cette résidence. Après leur séjour à Marseille, ils restent convaincus de leur envie de transformer « l’anecdote » de leur rencontre en projet. En livre. Pour le partager plus largement, et avec l’enjeu de produire du texte et du dessin de façon simultanée, à partir et au service d’un texte, d’une philosophie qui les précède. En proposer un regard didactique et poétique.
L’Éthique est un livre de philosophie « pratique ». Il enseigne les moyens de devenir heureux par la compréhension de notre fonctionnement affectif. C’est un texte d’émancipation, pour accompagner l’homme vers la liberté. Malgré l’apparente simplicité du discours, c’est sans doute l’une des œuvres les plus arides de l’histoire de la philosophie. À première vue, l’illustrer est impossible...
Mais des choses impossibles qui se réalisent, nous en avons déjà vu d’autres à La Marelle !
Pascal Jourdana
directeur artistique de La Marelle,
janvier 2022
Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.
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