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Je m’appelle Désiré Perrieux, je suis né un dimanche. Je suis ce personnage que la main écrit et qui s’évaporera bientôt. Je suis ce personnage de fausse détention dans une réalité limitée à vingt-mille signes avec espaces. Ensuite, oui, je disparaîtrai. Et eux resteront.
Vingt-mille signes avec espaces

La première chose que je peux vous dire…

Didier Romagny

Revue #60

Juin 2020

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est qu’il y a toujours un avant suivi d’un pendant, lui-même rattrapé par un depuis…

Vingt-mille signes avec espaces, extrait

Je m’appelle Désiré Perrieux, je suis né un dimanche. Je suis ce personnage que la main écrit et qui s’évaporera bientôt. Je suis ce personnage de fausse détention dans une réalité limitée à vingt-mille signes avec espaces. Ensuite, oui, je disparaîtrai. Et eux resteront. Ils y resteront, dedans, au-delà de ces lignes. Je suis un nombre de signes limités, je ne vous chuchoterai pas leurs mots. Je resterai seul dans la réclusion du récit.

Je suis entré. Je suis à l’intérieur. Et je ne reste qu’un personnage. Je n’ai pas d’existence vraie. J’ai une existence soumise. C’est ma peine. Je revois la soupière sur la table. Je revois la poussière sur le sable. Cette évaporation du temps. Qu’en est-il dehors, sans moi ? Je le saurai ce soir en rentrant. C’est un vrillement du cerveau. Entre être dedans et être dehors. Difficile à assumer pour le personnage que nous sommes. Car je ne suis pas seul. Même si je suis le seul à ne pas être de chair dans la réalité de l’enfermement, même si je suis le seul ce soir qui rentrerai chez moi, qui sortirai de la MA4.
Mais je ne suis pas plus un personnage qui s’identifie à une réalité qui ne serait pas la sienne. Je suis cette chose étrange, absurde, qui se pose la question de la réalité traversée. Comment elle se vit au moment où elle se vit, comment elle s’oublie ou fait trace quand elle n’est plus. C’est comme une question universelle. Qui se pose autant dans le lit douillet des hôtels cinq étoiles que dans la réclusion d’une cellule de 9m2. L’éventuelle réponse varie certainement quelque peu en fonction du contexte.

*

Eau minérale, lait, PQ, Choco BN, conserves, biscuits, oignons, lardons, œufs, pâtes, riz, tabac. Épicerie ambulante sur chariots tirés. Distribution. Cantine. Cantiner. Faire liste avant le vendredi, pour enregistrement. Et livraison le vendredi suivant. Quinze jours. TCLAC. Le chariot crisse sur les coursives, le TCLAC des portes des cellules qui s’ouvrent et qui se ferment. À l’intérieur, les hommes attendent leurs colis. Rituel. Comme celui des colonies de vacances d’été de l’enfance, quand le carton marron à l’étiquette griffonnée par la mère offrait son lot de bonbons et de confiseries. Un autre éloignement.
Il faut manger. Il faut consommer. Il faut fumer.

*

L’enfermement impose une discipline, des rituels. Pour que le cerveau n’éclate pas. Il faut construire des habitudes, seules garanties d’une emprise sur sa propre liberté intérieure. Sinon on meurt. Non, pas "on meurt", mais plutôt "je m’évapore". Car je ne suis qu’un personnage. Je n’aurai même pas le confort d’une vraie mort. Si je meurs, ou m’évapore, je serai un silence de plus annoncé ; un point de détail insignifiant qui ne fera pas la "une" du journal local comme ce fut le cas lors de mon crime. Je suis annulé d’existence et je fabrique mes habitudes entre ces quatre murs, pour ne pas disparaître. Hier, l’homme s’est pendu, cellule d’à côté. Pour de vrai. Évaporé.

*

Il est tout en longueur et son sourire des îles inonde un visage qui n’a pas trente ans. Je l’ai vu pour la première fois sur le terrain de foot, sur cette pelouse synthétique flanquée de quatre murs de grillage surplombés de fils barbelés.
Il est dans l’équipe aux chasubles jaunes. Il court sur le terrain avec une agilité de la jeunesse et une maîtrise de l’instant que je lui envie. Ballon aux pieds, il devient un véritable artiste.
Tous ces hommes qui courent sur le terrain de foot crient des mots que je ne comprends pas.
Ce n’est pas une langue étrangère, non. C’est une langue qui court pour précéder le ballon de foot. Oui, c’est une langue faite de mots qui courent, qui transpercent l’espace, qui passent d’un corps à l’autre. Et eux, ces hommes en sueur, se comprennent. Le ballon de foot rouge suit cette langue d’injonctions, de demandes, de prévention mais aussi de prévenance. Et il vit sa vie de ballon, le ballon de foot rouge. Il vit sa vie pour la finir, huit fois sur dix, éventré par le fil barbelé à cause d’un coup de pied ou d’un tir mal négocié. Il retombe alors, crevé, le ballon de foot rouge. Et tous s’arrêtent, tous regardent en direction du surveillant (aujourd’hui c’est "Cacahuète") qui, d’un pas habitué, va chercher dans le filet, la prochaine victime ronde et rouge de ces pieds qui courent et tapent pour vivre la liberté des jeux d’enfance dans le froid de l’hiver d’une réclusion.
Savent-ils, tandis qu’ils courent tous à nouveau, que moi, le personnage qui les regarde, je jouais, enfant, dans l’équipe de La Pounche ? Savent-ils qu’en général, le seul mot qui sortait de ma bouche c’était "merde" tant j’étais doué pour tout rater ? Mais j’ai eu ma petite heure de gloire. Lors d’un match, j’ai marqué deux buts ; dont un par "retournée". J’ai même eu ma photo dans Le Provençal.
Lui, il court et il irradie le terrain. Le ballon semble se prosterner à ses pieds. Ses passes sont d’une précision chirurgicale et sa course dessine comme des courants d’air chaud dans cet après-midi d’hiver. Ils l’appellent Flash. Il s’appelle Flash. Ce n’est jamais par hasard, les noms que l’on nous attribue. Et Flash l’a bien compris. Quand il me croise, il me dit : "Ça va, l’écrivain ?" Il sait bien que je ne suis qu’un personnage voué à disparaître, quand lui sera encore là. Puis il rajoute, en direction de la main qui écrit : "Promis, demain je viens !"

Au sommaire

  • Texte inédit "Vingt-mille signes avec espaces"
  • Bio-bibliographie

Édito

Dans le cadre de sa mission de développement de la lecture en milieu carcéral, l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur a proposé à La Marelle de l’accompagner dans un projet de résidence artistique. Cette seconde année d’expérimentation s’est achevée en décembre 2019. Le dispositif de cette résidence est singulier et inédit. Les écrivains ne logent pas en effet dans l’établissement proprement dit, et le programme de la résidence est construit avec chaque auteur, chaque service d’insertion et de probation (SPIP), en fonction des envies, des possibilités, et des attentes du public. Les auteurs Nine Antico, Didier Romagny et Yann Madé se sont prêtés au jeu, parfois inconfortable, de cette résidence atypique dans les établissements pénitentiaires des Baumettes (service d’accompagnement à la sortie), de la Maison d’arrêt de Luynes et de son quartier des mineurs.

Didier Romagny, auteur discret et sensible, a été accueilli au MA4 (Maison d’arrêt 4) d’Aix-Luynes II, dans un bâtiment expérimentant un régime de détention particulier dit "de confiance" qui accueille 200 détenus environ. Didier Romagny décrit ainsi ses premiers jours : "L’organisation est faite pour que tout détenu ne reste pas entre les quatre murs de sa cellule à longueur de journée. Il y a bien sûr un comportement irréprochable attendu en retour. Et pourtant, si cette unité porte le nom de “confiance”, c’est bien parce qu’elle dénote totalement des autres. Celles où l’unique issue est la cour promenade quelques heures par jour ou bien, parfois, la “faveur” acquise au “mérite”. C’est ce cadre, ce contexte que je retiens surtout de ces premiers jours. Parce qu’il pose d’emblée une “exception” là où, le non initié, lui toujours, pourrait y voir le B.A.BA de toute détention. Chacun, détenus comme surveillants, est conscient de ce régime d’exception. Et donc chacun y va de ses efforts. De ses efforts d’humanité, de négociation, de tempérance. Pour que ça tienne. Parce qu’il faut au moins que ça tienne. Unités expérimentales qui n’ont pas encore acquis leur légitimité dans le système carcéral français. C’est à l’intérieur de la confiance que, peut-être, des mots jailliront."

Claire Castan, pour l’Agence régionale du Livre
Provence-Alpes-Côte d’Azur
& Fanny Pomarède, pour La Marelle

Informations

Didier Romagny était en résidence avec La Marelle et l’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur entre septembre et décembre 2019 au MA4 (Maison d’arrêt 4) d’Aix-Luynes II (13), dans le cadre du dispositif "Un auteur en prison".

L’Agence régionale du Livre Provence–Alpes–Côte d’Azur et La Marelle remercient les personnes détenues qui nous ont fait confiance, les services pénitentiaires d’insertion et de probation et les personnels des établissements pénitentiaires qui accompagnent et valorisent le projet auprès des personnes détenues, la direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille, les auteur·rice·s pour leur délicate implication, les institutions qui œuvrent pour l’écriture, le livre et la lecture, les actions éducatives et culturelles, et qui soutiennent le projet.

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle