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Journal de bord #6

Carnet de résidence

Maaï Youssef

25 Janvier 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.

Mardi 25 janvier, vers 12h

Ma Lucille,

Ce matin, mon attention était toute entière portée à écouter un cristallier parler de ses quêtes de cailloux précieux dans des pics et des glaciers du massif du Mont Blanc. Il parlait de l’ami et collègue avec lequel il part en expédition. Un mot revenait souvent : "être encordé", "s’encorder". Je pensais à ces liens entre eux qui s’incarnent de manière si évidente, concrète et visible dans la matière. Je me disais que ça devait être beau, de sentir son corps encordé, attaché à la solidarité envers la vie d’un autre que soi. Ça m’a fait penser à mon amie Laetitia, qui m’avait fait découvrir cette expression que j’aime tant : "avoir l’intelligence de la cordée". Elle l’avait utilisée au sujet d’une amie dont je lui disais combien on se soutenait face à la violence sexiste du monde académique.

Dans cette histoire de cordée, se glisse une chose dont je voulais te parler, une sensation plutôt. Depuis mon arrivée à La Ciotat, je dévore les livres que j’ai apportés. Ce sont des livres écrits par des femmes inscrites dans une démarche de réappropriation de leur histoire, maternelle entre autres choses, puisque la maternité est vraisemblablement un sujet qui appelle tous les autres grands sujets d’une vie à la cavalcade. Hier, alors que j’avais fini le magnifique Deux ou trois choses dont je suis sûre, de Dorothy Allison, je décidais de me plonger dans Lettre à ma fille de Maya Angelou. Maya Angelou écrit :

J’ai donné naissance à un seul enfant, un garçon, mais j’ai milliers de filles. Des Noires, Blanches, juives, musulmanes, Asiatiques, latinas, Indiennes d’Amérique, Aléoutes. Qu’elles soient obèses, maigres, jolies, ordinaires, homos, hétéros, éduquées, illettrées, je m’adresse à elles toutes. Ceci est mon legs.

J’ai frémi en lisant ces lignes, je me sentais enveloppée, cajolée, appartenir à une lignée qu’on se choisit. Je venais par ailleurs de lire Dorothy Allison écrire :

Deux ou trois choses que je sais, deux ou trois choses dont je suis sûre, et l’une d’entre elles est que si nous ne sommes pas belles les unes pour les autres, alors nous ne pouvons connaître aucune beauté, sous quelque forme que ce soit.

Ça m’a rappelé cette newsletter d’Eva Kirilof, La superbe du 29 septembre 2021. Dans cette lettre Eva Kirilof réfléchit au fait que nous ayons été privées de nos généalogies, de nos héritages, de nos lignées de femmes. Puisqu’on parle sans cesse de la paternité d’une idée ou d’un mouvement, elle demande : "qui sont nos mères ?"

Je cite quelques extraits qui ont particulièrement résonné en moi :

Dans l’Eurostar qui me ramenait à Londres depuis Paris, j’ai [Eva Kirilof] fait une rencontre imprévue et pleine de joie avec les mots d’Émilie Notéris qui dans son essai Alma Matériau écrit ceci : "Il s’agira ici de réparer les liens entre les femmes, qui ont été brisés ou invisibilisés par le récit hétéronormatif et patriarcal blanc de l’histoire de l’art telle qu’elle a été écrite, en creux, sous forme d’exclusions, à force de silences."

Je repense à cette histoire de cordes entre alpinistes sur une paroi dangereuse, de cordes qui se sentent, qui se voient, qui se touchent, sensations identifiables entre tous. Même moi qui ai à peine pratiqué l’escalade, la navigation ou le bricolage, on me dit "corde", je peux imaginer la sensation sous les doigts, le tissage des différents cordages assemblés, la brûlure quand elle t’échappe trop vite, le côté rugueux et piquant quand les cordes sont vieilles et usées.
 
Plus loin dans le texte, Eva Kirilof remarque encore :

On essentialise les femmes, on les réduit encore et toujours à leur maternité biologique, mais quand est-il de nos mères électives ? Celles qu’on se choisit ? Toujours dans Alma Matériau, Notéris cite l’américaine Helen Molesworth, critique d’art féministe, qui dit ceci : "Être artiste et femme, c’est parfois faire l’expérience de se retrouver orpheline de mère(s) et découvrir qu’il faut partir à leur recherche – afin de ne pas céder sous le joug de l’imposante paternité artistique – pour finalement développer une pléiade d’affinités sororales."

En lisant des Joan Didion, des Dorothy Allison, des Julia Kerninon, des Maya Angelou, des Wendy Delorme et tant d’autres, en cultivant les liens artistiques avec les femmes de mon entourage direct, comme toi, c’est exactement ce que j’ai la sensation de faire : me construire une pléiade d’affinités sororales, rencontrer des mères électives, m’inscrire dans une cordée. J’ai l’impression en puisant dans leurs textes, en y admirant le courage qu’elles déploient pour écrire, qu’elles me tendent la main et qu’elles me donnent de la force, du souffle, de la confiance.

Et je me remémore aussi en t’écrivant ça la joie que j’avais ressentie quand tu m’avais envoyé cette image d’un extrait de la série Sex Education, où on lit en sous-titres que les jeunes filles se proposent d’être des mères les unes pour les autres. J’avais trouvé cette perspective si gaie et si réconfortante.

Je conclurai en te confiant ce que tu sais déjà : nos mères sont formidables. Je compile ici quelques-unes de leurs pensées dans l’espoir qu’elles donnent à ton noyau de pêche amour et confiance.

Tendrement,

Maaï


5 Image Lucille 432b9

 

Vendredi 21 janvier, 15h03

Ma belle Maaï


Je t’écris depuis la montagne, alors ton histoire de cordes colle pas mal !

On skie en famille, les uns derrière les autres, filin invisible qui slalome dans la piste, et en glissant je réfléchis depuis vendredi à ton histoire de noyau de pêche. Ta lettre a agi sur moi comme une couverture chaude, j’en aurais pleuré Maaï tellement elle m’a réconfortée. À cet endroit, à ce moment, tu as été une mère pour moi. Comme dans ce dialogue de Sex Education.
Mon noyau de pêche.

La naissance de Diane, ma grande fille de 4 ans maintenant, inscrite cette semaine aux Piou Piou au ski, m’a enseigné une chose : nous sommes mouvants, notre identité est mouvante, on n’est que ce que nous sommes à un instant T et c’est ça la beauté. Le flow. Sauf que je m’aperçois que quelque chose manquait.

Le noyau de pêche. J’avais perdu mon noyau de pêche. À m’engouffrer dans cette nouvelle identité de mère qui m’a tant apporté, tant de puissance, tant de rage, tant de féminisme, tant de paix mais aussi tant de blessures et de peurs (réelles et symboliques) tellement douloureuses, j’avais oublié mon centre.

Il est peut-être temps de le retrouver, peut-être Ulysse m’offre-t-il ça, mon bébé magique.

Je ne sais pas encore le chemin, mais tu as allumé une lumière sous la porte mon amie précieuse.


Et puis la montagne. Les gens sont habillés comme des poux fluo à la montagne, mais qu’est-ce que c’est beau, cet espace, cette lumière et le plaisir de mon corps en mouvement sur ma planche de snowboard. Et puis je retrouve ma sœur, ma nièce, ma famille réunie pour la première fois en 4 ans. Une partie du noyau de pêche ?

J’aurais vraiment juré que c’était de solitude qu’il me fallait, de sauvagerie, de voyage. Cela fait des semaines que je rêve de façon obsessionnelle de maison sur pilotis sur des lacs laotiens. De moi dedans en robe blanche. Seule. Avec l’adrénaline du voyage, du mouvement, encore. Comme dans cette photo sur Instagram d’Anisia Kuzminia que tu as postée, de cette femme, seins nus, à la proue d’un bateau dans la jungle.

© Anizia Kuzminia

© Anizia Kuzminia


C’est quoi ton noyau à toi ? Ta famille elle y est ou elle le grignote ?

Peut-être que c’est de lignée effectivement qu’il nous faut, tu as raison, une place ancrée avec une cordée qui nous tient et que c’est la condition pour au final être dans le mouvement.

Joan Didion, dans l’Année de la pensée magique, raconte ce que son mari lui a enseigné : savoir nager dans le courant, sentir la houle changer et s’adapter à ces changements. Son mari est mort mais il lui est resté cet enseignement.

Chaque fois que je relis ce passage je pleure.



C’est tout de même inouï que nous nous soyons ratées samedi à Porquerolles, mais t’imaginer dans l’eau glacée me ravit. La photo que tu m’as envoyée, c’est au Langoustier ? Plage noire ?


Je t’embrasse fort fort fort


Lucille


5 Image Maaï 4160d



















 

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