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Maaï Youssef

Journal de bord #2

Carnet de résidence

Maaï Youssef

12 Janvier 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… voilà leur journal de bord.

Mardi 11 janvier, 11h53

Ma belle Maaï

Aujourd’hui je traverse.
Quand on vit sur une île, on ne prend pas le métro, pas le train, pas la voiture, on traverse. On rejoint le monde. Aujourd’hui je suis sans enfant, j’ai un rendez-vous médical "en face".
Sur le bateau, la petite communauté porquerollaise s’agite, s’interpelle, on propose de m’emmener en voiture. Je pensais profiter de ce temps pour écrire, raté.
Encore raté.
J’écris du coup dans le couloir néon d’un centre de radiologie (voir photo).
Je crois que depuis que je suis mère, j’ai arrêté de sacraliser les rituels d’écriture, les espaces propices à la création… Je fais quand je peux et où je peux, j’essaie en tout cas. Ma chambre à moi est intérieure, j’apprends à construire des petits murs de silence autour de moi. Si parfois je n’écoute pas quand on me parle, c’est pour ça.
La belle excuse.
Enfant, je rêvais souvent que j’avais un super-pouvoir : une bulle invisible et impénétrable, protectrice.

On m’appelle pour ma radio abdominale.


Et sinon, j’arrive vendredi à La Ciotat. Ce seront les grandes retrouvailles familiales avec ma sœur et ma nièce. Mais on se voit samedi ?

J’espère que tu as trouvé une voiture

Je t’embrasse fortissimo

Lucille

2 Image Lucille e2a0f















Mardi 11 janvier, 16h43

Ma Lucille,

Hier soir, avant de m’endormir, je me demandais ce que j’allais t’écrire demain pour notre rdv. Je me suis notée : "parler à Lucille de l’intensité et du Tarot". Je t’ai écrit en dormant et puis après j’ai écrit, toujours en dormant, sinon ce n’est pas drôle, sur mes projets botaniques, sur les solstices et les narcisses. Je ne sais pas pourquoi ils se sont invités au programme. Je me suis réveillée dans le creux de la nuit en pensant "chut, ça suffit Maaï, on verra ça demain". Comme d’habitude, ça n’a pas marché.

Moi aussi, je voudrais te parler d’une traversée. Avant d’arriver ici, tu le sais, j’ai traversé un long, long, long territoire d’écriture académique. Un tunnel dont je suis sortie le 31 décembre 2021 à 18h45, heureuse mais exténuée. Je suis arrivée ici sans trêve, ni transition, avec mon teint blafard et mes cernes, rencontrer une autre écriture, cette fois sensible et poétique, celle de "Léguer nos fleuves". Alors je travaille en suivant la course du soleil sur la Villa, dans l’espoir que cette lumière blanche et audacieuse recharge les batteries que je continue de vider plus que de remplir. Et je pense à ma vie des dernières années, à cette manière de passer d’une intensité à une autre, sans prendre le temps d’une pause entre les rives. Je m’ interroge sur cette façon d’habiter l’"extra-ordinaire", comme si l’ordinaire était une insulte à l’existence si courte.

Je me suis souvenue que j’avais commencé à vivre comme ça peu de temps après avoir renoncé à être mère, au début de la vingtaine. De réaliser ça, ça m’a fait l’effet d’un étau plus que d’une liberté, l’effet d’une course folle que je ne parviens pas à arrêter. Comme si, faire ce choix à contre-cœur avait initié une course effrénée pour ne plus se sentir coupable d’avoir des regrets, pour oublier que certains sacrifices sont irrémédiables. J’en ai eu ras le bol, de cette injonction de moi à moi, de cette confusion entre être hors d’un ordinaire, hors d’un quotidien, et être libre. Dans ma vie de pas-vraiment-mère des derniers mois, il y a ça : désacraliser mes illusions de liberté pour comprendre de quoi j’ai envie, de quoi j’ai besoin. Je suis plutôt du genre à tout envisager sous l’angle de : "je regretterai ci ou ça sur mon lit de mort ou pas ?" C’est un peu usant.

Quand je suis arrivée à la Ciotat, je me suis faite tirer les cartes. C’était le premier réveil. Je voulais que ça commence comme ça, dans la magie. Pour moi-même, j’ai tiré la carte de l’Hermite. Il doit s’y connaître lui aussi en bulle, en petits murs de silence impénétrables, peut-être qu’il a une méthode contre le vacarme qu’on se crée à soi-même. On s’en rendra vite compte.

J’ai trouvé une voiture ! Je vais pouvoir rider sur la Côte d’Azur en tergiversant sur ma liberté et ses mirages.

Je t’embrasse très fort,

Maaï

2 Image Maaï Liberte emmelee copie fd3af

 

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