Sous surveillance médicale #2
Comme dans le monde de Raymond Queneau, mes nuits s’enchâssent dans mes jours pour former une réalité parallèle, sans hiérarchie en terme de vraisemblance. Je m’éveille avec le souvenir de ma soeur présentant le JT, de morts revenus à la vie, je me vois m’asseoir enfant, aujourd’hui, dans une salle de classe un jour de neige, les pieds froids dans mes bottes. Et cette phrase : le monde s’est retourné. C’est la définition du mot révolution. Ça fait toujours cet effet, d’entendre le mot nationalisation dans la bouche d’un président ultra-libéral. Je vais mettre un certain temps à m’en remettre.
Toutes les mers calmes se ressemblent mais chaque mer s’agite à sa façon : la Méditerranée proteste par vagues modérées, mais nombreuses et rapprochées. La Manche se déverse par grande salves et ne connaît pas la pondération. J’attends que la Manche se remette à nous éclabousser, à l’exprimer, ce retournement, elle qui sait si bien faire en la matière. Mais rien ne dépasse de la digue et c’est un calme tout méditerranéen, solaire, implacablement plat qui accueille ce premier jour de confinement. Deux paddles sont de sortie. Ils profitent de l’absence des porte-conteneurs pour narguer les remorqueurs en plein chenal. Pour faire des ronds dans l’eau, pas de laissez-passer obligatoire, enfin pas pour le moment. Un policier municipal, main en visière sur le front, les regarde fixement de la route, l’air de pas transiger.
Je remonte le long du front de mer avec des courses avant de tourner à droite en direction du centre ville. À contrejour, au loin, une femme se met à vomir et ne s’arrête plus. Je m’approche pour voir si elle a besoin d’aide, elle sourit, me rassure et finit par dire "je profite", en montrant l’horizon, comme si cela expliquait ses nausées.
Le débat est au dépistage. En Chine, les caméras thermiques prennent la température des passants. Parallèlement, on entend que la plupart des personnes contaminées sont asymptomatiques, mais contagieuses. Le taux change tout le temps, on parle de 50%, de 80% de porteurs sains parmi les contaminés mais voilà, on ne connaît pas précisément le nombre de personnes contaminées, puisqu’elles sont censés rester chez elles sauf en cas de détresse respiratoire. On dit aussi qu’il ne faut pas porter de masque. Et puis rapidement il n’y a plus de débat parce qu’il n’y a plus ni test ni masque en stock. Une amie m’appelle, elle est en confinement depuis déjà plusieurs semaines car elle rentre d’Asie. Elle a transité par la Chine où on leur a distribué des masques, puis elle a rempli des questionnaires très détaillés sur ses déplacements et son état de santé dans l’avion. Une fois à Paris, tous les voyageurs du vol ont soudain été arrêtés dans le couloir, collés les uns contre les autres, et un employé leur a prié d’enlever leurs masques pour en remettre des neufs, par mesure d’hygiène. Elle a refusé, estimant qu’elle était trop proche des autres voyageurs pour cela. Puis elle a donné ses coordonnées à une femme chargée d’effectuer un suivi de l’état de santé des voyageurs en provenance de Chine sur le sol français, la femme ne l’a jamais recontactée par la suite. La constatation toute simple qui me tourne dans la tête depuis le début de cette enquête me revient (Laurent Mucchielli, Félix Tréguer et de nombreuses autres personnes de la Ligue des droits de l’homme et de la Quadrature du Net ont suffisamment insisté sur cet état de fait) surveiller, ce n’est pas protéger.