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Slovnyk svitla : dictionnaire de lumière (7)

Carnet de résidence

Aliona Gloukhova

15 Novembre 2024

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Travaux de résidences

lagodyty sertsye / vidnovliuvaty leheni

 

Comment apprendre à réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps, lorsque nous n’étions pas en action ?

Dans mon pays, nous avons l’habitude de nous demander l’un à l’autre : que faisais-tu ce matin, comment l’as-tu appris ? Comme si répondre à cette question nous permettrait de comprendre ce qui a eu lieu ce jour-ci pour nous tous, comme si le comprendre pourrait rendre le chemin du retour possible.

Le 24 février 2022, j’étais ans une ville du sud, il y avait tant de lumière, c’étaient des jours heureux. Je me suis réveillée tôt, j’ai allumé mon téléphone, je suis allée mettre une bouilloire en route, j’ai fait du café, j’aurais dû lire les informations. Comme ce que j’ai lu ne me paraissait pas réel, j’ai écrit à ma mère sans réfléchir, elle venait elle aussi de se réveiller : Tu le sais ? Tu as vu ? Elle ne le savait pas, c’est par moi qu’elle l’a appris. Je n’ai pas prévu d’être ce type de messager.

Comment apprendre à réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps ?

Mes poumons ont attaqué mon cœur, a écrit une poète russe d’origine ukrainienne le même jour. Pour des raisons indéfinies, un organe en a attaqué un autre : les deux sont vitaux, les deux indispensables à la survie.

« Les poumons » en ukrainien se dit Легенi/Leheni
« Le cœur » se dit Сeрце/Sertsye.

Choisissez-vous de vivre sans leheni ou sans sertsye ?
Préférez-vous ne pas réussir à respirer ou disposer d’un cœur en panne ?

Pour réparer, on cherche un rituel, on l’invente : une succession préétablie d’actions symboliques, un ordre dans les gestes. « Rituel » se dit rytual en ukrainien, seules deux voyelles diffèrent. C’est un de ces mots qui changent peu en passant d’une langue à l’autre. Avant on avait des prières, des berceuses, on soignait avec les mains, les plantes — aujourd’hui on compose des messages qui peuvent être entendus par nos voisins, on fabrique de la lumière avec des objets que l’on a sous la main. 

Mon amie N. qui vit à Minsk m’a dit avoir réuni les objets qui appartenaient à ses amis ukrainiens au même endroit. C’était une étagère où elle déposait tout ce qui était associé au jardinage — des livres avec les noms des fleurs et des plantes, des sachets de graines, un calendrier permettant de savoir quand il faut planter les bulbes, rempoter les fleurs, selon la météo, le soleil, la lune qui croît, qui décroît.

Est-il possible de réparer ce qui a été abîmé depuis longtemps et pas par nous ? 
Comme on répare une tasse cassée, la ramasse au sol, trouve des morceaux éparpillés, les met les uns à côté des autres, ajoute de la colle. La brisure sera toujours visible, mais la tasse est réutilisable. Cette façon de faire pourrait-elle fonctionner dans la réalité aussi — on identifie des morceaux, trouve leur emplacement, cherche une substance réparatrice ? Est-ce ainsi que l’on pourrait soigner nos réalités abîmées ?

En ukrainien il existe plusieurs mots pour cette action :

Vidnovliuvaty veut dire « donner l’apparence d’autrefois à quelque chose qui est cassé, détruit ». Vidnovliuvaty nous permet de ramener ce qui a été abîmé à l’état antérieur. Dans ce verbe on entend le mot novy — neuf, comme s’il était possible par quelques actions successives et ordonnées de faire revenir l’objet à réparer à son état d’origine.

Peux-tu me vidnovliuvaty, s’il te plaît ?
(Et tout le reste aussi.)

Le jardinage permet-il une réparation : on fait apparaître la vie dans des zones délimitées d’une façon très concrète — une feuille, une tige, des racines. Mettre les objets des personnes provenant du pays en guerre à côté des livres de jardinage nous rappelle que le passage à la vie est toujours possible. 

Mon amie R. qui vit à Marseille m’a dit d’inspirer tout ce qui était abîmé, pour ensuite expirer la lumière, c’était une suite d’actions qui devait soigner, cela avait du sens ; je l’ai fait.

Lagodyty est un autre verbe, qui signifie « rendre quelque chose à nouveau approprié à l’utilisation », mais aussi « cesser les disputes, évacuer des malentendus ». On dit lagodyty et les conflits se défont, les blessures se referment. Dans ce mot, j’en entends un autre : lagoda (lagidnistst’), ce mot signifie « la tendresse ». Pour réparer, faire revenir le monde à son état antérieur, évacuer les malentendus, il faudra probablement s’attendrir.

Mon amie M. qui vit à Kiev me parle de sa tentative de réanimer des choses non vivantes lorsqu’elle était enfant. Elle mettait dans l’eau des insectes séchés, trouvés entre deux vitres d’une fenêtre. Cela ne fonctionnait pas, les insectes ne revenaient pas à la vie. Enfants, nous possédons un savoir instinctif sur la mécanique de ce monde, savons comment ce trajet entre non vivant et vivant se fait, sauf qu’à partir d’un certain moment, le monde ne nous répond plus. On a beau produire nos actions successives, inventer nos prières, déplacer des objets — il y a un point de non-retour, on ne peut rien y faire.

Cela veut-il dire qu’il faut arrêter ? Que la réparation est impossible ? Que rien dans nos mots ni nos actions ne pourrait soigner quoi que ce soit ?

Je pense à mes amis ukrainiens, j’inspire, à cette capacité d’une plante à pousser, j’expire, mets un noyau dans la terre, des graines de tomates dans un tissu, écris quelques mots dans la langue ukrainienne sur une feuille :
lagodyty sertsye
(rendre un cœur neuf, lui donner l’apparence d’autrefois)
vidnovliuvaty leheni
(rendre les poumons appropriés à l’utilisation avec des actions tendres).

Je ne sais pas si ces actions réparent.
Je sais qu’elles rendent mouvant ce que je pensais inerte en moi.
J’espère qu’elles transforment cet espace entre nous en lieu de vie.

 

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