Journal de bord #8
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Mardi 1er février 2022, 10h47
Lucille jolie,
J’ai tout mis sur la table : mes vieux carnets, mon carnet en cours, mes futurs carnets et cahiers de notes, le livre et la revue que je lis, mon agenda est ouvert sur la liste de choses que j’ai à faire. J’ai coché certaines cases depuis ce matin, gribouillé quelques trucs mais je suis paralysée. J’ai dans le ventre une boule de feu, d’excitation, de joie et de peur mêlées. Je ne sais plus bien comment je m’appelle ce matin, ça tangue. Il y a eu un tremblement de terre ces derniers jours et j’ai peur d’être devenue folle, histoire classique de sorcière qui a peur de sa magie (Ceci est un message personnel : F*** la petite voix en moi).
Tout a commencé la semaine dernière, jeudi. Je me suis rendue compte que j’étais angoissée, quelque chose en moi paniquait. J’ai appelé mon amie Marina, c’était évident, il fallait que je lui parle pour comprendre ce qui se tramait. Je me suis mise à lui parler d’une mission professionnelle que j’avais pour les mois à venir et je me suis rendue compte du mélange de stress, de frustration et de fatigue qui émanait de ce que je lui racontais. Je ressentais beaucoup d’estime pour l’équipe avec laquelle je travaillais, beaucoup de tendresse pour ce projet, mais tout était englouti sous ces émotions négatives. Comme dirait mon autre amie Amélie (Charcosset), ça ne pétillait pas (d’ailleurs si tu veux pétiller souvent, abonne-toi à la newsletter d’Amélie, Amélie est le scintillement créatif incarné). Et je me suis promis la pétillance (Word surligne, Word ne comprend rien), je me suis promis la fantaisie, j’ai assez donné dans les mesures d’austérité avec le monde académique. J’ai compris qu’il y avait un problème, quelque chose qui n’était pas à sa juste place.
J’ai finalement fait une chose incroyable : je me suis choisie. Entre écrire pour d’autres, dans le cadre pensé par eux, et écrire pour moi, j’ai choisi pour les mois à venir de n’écrire que pour moi-même. Je me suis fait une place. Je me suis dit qu’il était temps de jouer dans la cour des grandes, d’assumer ses objectifs (salut, roman en cours d’écriture à la Marelle et recueil de poésie sur l’Égypte - déjà bien entamé - cherchent maison d’édition ou agent littéraire, contactez-moi). J’ai décidé de me donner les moyens de mes ambitions (je tremble d’écrire ça).
Dans les choses inestimables qui se jouent lors d’une résidence qui arrive au début d’un projet d’écriture, au moment où une transition s’opère pour asseoir ces choix, il y a ça : la possibilité de faire de cette grande chambre à soi un tremplin et une promesse, celle de rester fidèle à soi-même et ce qui compte. Dans ce cocon, où les gens sont incroyablement doux et bienveillants, on peut puiser la force de se choisir. J’espère qu’un jour moi aussi je saurais donner ça à d’autres. Et t’écrivant ça, je pense à mon bout de terre en Bretagne et ça me met des rêves plein la tête.
J’attends ton journal de bord du jour avec de la pétillance plein le cœur et je me réjouis de te retrouver ce week-end !
Je t’embrasse,
Maaï
P. S. Je joins une photographie prise dans une exposition consacrée à la photographe Annie Leibovitz. Je la trouve assez à propos et en même temps, vraiment, je ne comprends pas cet homme et je ris.
P. S. 2 Je vois que tu m’as envoyé ton journal ! Ça m’amuse quand on s’envoie nos textes en même temps, je me demande toujours si ils vont se répondre malgré nous. Suspens… Je vais quand même cliquer d’abord sur "Envoyer".
P. S. 3 J’ajoute une photographie de mon carnet aujourd’hui qui résonne avec ton texte que je viens de lire.
Mardi 1er février 2022, 11h15
Ma jolie Maaï
Je triche un peu, je t’écris le lundi matin, demain ma sœur et ma nièce seront là et je crains d’avoir peu de temps.
Je me questionne sur l’intimité de nos échanges. On s’écrit "presque" comme en vrai ici, comme on le fait sur watshapp ou insta, je dis presque parce que je sens que je retiens quand même parfois quelque chose : ça va être lu quand même, même juste un peu, alors je gomme je protège, moi surtout.
Mais ça reste du réel ce que nous nous racontons
Pendant longtemps, j’ai détesté l’écriture de l’intime, ce truc supposé cantonné au féminin : les femmes racontent leur quotidien, aux hommes les grands récits. J’ai du mal à m’affranchir de cette dichotomie, même si je sens que c’est de ce côté-là que je dis quelque chose d’important, que mon écriture peut tracer un sillon qui fait sens.
Les femmes parlent de maternité. Et c’est un sujet mineur hein, la maternité, sauf que pourquoi ? C’est vrai ça ? Il faut n’avoir jamais vécu ou côtoyé de près le sang qui bat dans le ventre pour ne pas réaliser que c’est peut-être le sujet le plus essentiel, le plus grandiose, le plus puissant qui soit. C’est l’origine de tout : la naissance de l’humain. Nous priver de ce récit là, raconté par le témoin le plus direct, est-ce que ce n’est pas un manquement grave ?
Quand je suis tombée enceinte de Diane, j’avais beaucoup de mal à trouver des œuvres qui me conviennent sur le sujet. Depuis, j’ai pu gonfler ma lignée d’artistes et d’autrices, mes mères à moi, comme tu le dis si bien, qui en parlent de façon satisfaisante à mes yeux.
J’ai cherché des peintures, des photographies d’abord. J’ai trouvé les peintures de Paula Modersohn-Becker, les photographies de Jessica Tremp.
Et puis je me suis mise à écrire moi. J’ai été retrouver ce texte que je t’avais envoyé quand Diane était bébé et dont tu me reparlais la semaine dernière : Les Mères Combattantes.
Dans l’introduction, j’écris ça :
À vous je dis : Je suis tombée enceinte.
D’une petite fille prévue comme un soleil pour le solstice d’été.
Pendant un temps, la fiction a perdu de son sens, je ne pouvais plus inventer d’histoires, le réel était bien trop fort, l’expérience organique totale. Tout coulait. Tout brûlait.
Comment on fait de la fiction avec une expérience pareille ? Avec un feu pareil ? Comment on construit une histoire avec ce matériel-là ? Comment on raconte que faire naître un enfant, c’est un combat, c’est côtoyer la mort de très près ? Parfois, comme toi, comme moi une fois, la rencontrer vraiment.
J’ai mis du temps, il a fallu que je revienne à mes carnets, que j’écrive à mes amies, que je raconte ce que moi j’avais vécu : la césarienne de Diane, la douleur, la peur de la perdre, la terreur pure, la joie titubante ensuite.
Je réalise aujourd’hui que c’est nécessaire de passer par ce réel, de raconter en vrai ce qu’on a vécu et puis après, en faire un récit plus universel peut-être, mais garder des traces de cet intime et le montrer tel quel aussi, avec ces défauts, les fautes d’orthographe, les contradictions, les longueurs.
Les transitions approximatives.
Il y a un autre sujet supposé féminin, à grands coups de romans à l’eau de rose, qui m’importe en ce moment, c’est l’amour. On parle toujours de l’amour romantique, mais l’amour qu’on a pour ses enfants, tous ses enfants, les vivants et les morts, ceux faits de chair et de sang et les lumières qui nous traversent comme des fusées, cet amour c’est autre chose encore. Toujours dans ce texte, Les Mères Combattantes, j’écris :
J’ai grandi en me disant que j’étais le fruit d’un amour immense, issue de parents qui se sont aimés éperdument. Aujourd’hui je suis mère et j’ai l’impression que l’obstétricien, en ouvrant mon ventre pour t’en faire sortir, toi-qui-ne-veux-jamais-rien-faire-comme-tout-le-monde, en a en fait sorti le plus grand des amours.
C’est toi l’amour immense, c’est toi le fruit, c’est toi dans le fond qui rend l’amour aussi grand.
Peut-être parce que l’amour se crée toujours, se fabrique, nous plantons une graine et le regardons grandir. Immense.
La maternité, ce n’est pas un petit sujet, c’est un sujet INTENSE, exacerbé, violent. Il faut se donner le droit de le raconter comme c’est, pour lui rendre sa puissance.
[…] Allez, venez donc vous battre, / Qu’est-ce que vous attendez / Allez-y, faites-le, frappez-nous ! / Ça nous fait bien rire, nous, les mères combattantes. / Le soleil du printemps vous rend fébrile, on dirait !
Ishii Eisuke, tiré du film Heta Village, in Provoke
Ce n’est pas pour les mauviettes.
Je t’embrasse fort ma compagne de bataille
Lucille